L’apprentissage coactif est un moyen d’apprendre par interaction avec les autres. Divers facteurs interviennent dans l’efficacité de l’apprentissage coactif. Nous verrons l’influence du style de leadership, de la disposition spatiale, de la nature de la tâche, les moyens d’améliorer l’empathie, puis nous étudierons les phénomènes de polarisation collective et de rumeurs.
Le leadership
La notion de leader s’entend ici au sens d’animateur, qui n’est pas nécessairement choisi par le groupe. Pour étudier l’effet du style de commandement dans une dynamique de groupe, Lipitt et White proposent à 3 groupes d’enfants la construction d’un décor de théâtre en compagnie d’un animateur par groupe. Chaque semaine un style de leadership différent est appliqué :
– Un leadership autoritaire : l’adulte prend toutes les décisions concernant les activités, l’attribution des tâches et ne dévoile rien à l’avance. Il reste à l’écart du groupe pour tout ce qui n’est pas directement lié à la tâche.
– Un leadership démocratique : les décisions à prendre sont soumises au groupe qui en discute avec la participation de l’adulte. Dès que les enfants buttent sur un problème technique l’adulte essaie de fournir au moins deux alternatives. Chaque enfant est libre de travailler avec qui il veut.
– Un leadership « laisser-faire » : l’adulte laisse aux enfant une totale liberté d’activité et d’organisation. Il se contente de repréciser la tâche, d’indiquer les équipements disponibles et ne donne son aide que lorsqu’un enfant la demande. En aucun cas il n’évalue positivement ou négativement, mais il essaie d’être amical plutôt que distant.
Les résultats concernant la productivité du groupe révèlent une efficacité maximale pour le groupe démocratique, puis le groupe autoritaire. Le groupe « laisser-faire » est très peu productif. Ces résultats sont cohérents avec ceux obtenus par concernant l’efficacité d’une structure décentralisée pour une tâche créative. Par ailleurs lorsque l’animateur s’absente, les groupes démocratique et « laisser-faire » continuent leur activité tandis que le groupe autoritaire s’interrompt.
La mesure de l’agressivité au sein des groupes montre qu’un style de commandement autoritaire produit une agressivité intergroupe, le style « laisser-faire » une agressivité maximale et intragroupe, et le style démocratique annihile pratiquement toute agressivité, les enfants étant plus investis dans l’activité créative.
De nos jours, les écoles françaises adoptent le style de leadership “laissez-faire” (ce qui signifie qu’il n’y a pas de leadership du tout). De nombreux gouvernements qui ont tenté en vain la démocratie ont en fait échoué à développer un leadership démocratique (n’ayant à la place que corruption) et sont tombés dans un régime autoritaire (religieux) en raison des dommages causés par la liberté totale des personnes, ce qui développe la loi du plus fort. Je soupçonne que ce sera aussi le destin du monde occidental.
Apprendre l’empathie
Pour mieux travailler ensemble de façon démocratique, il est essentiel de comprendre son prochain, donc de cultiver de l’empathie, c’est à dire la capacité de s’identifier à l’autre et de comprendre et anticiper ses idées et ses émotions.
Plusieurs exercices peuvent être réalisés par des adultes comme par des enfants afin de cultiver l’empathie.
L’organisation Ashoka propose aussi un document avec des exercices pratiques (en anglais), à destination des écoles et des familles. Les exercices sont groupés en 3 étapes :
– la préparation (en début d’année pour une école), qui consiste à créer un environnement sûr pour les participants
– l’engagement, où se déroulent des jeux de groupes, des narrations, et de la résolution de problème en groupe
– la réflexion et l’action, où les participants identifient leurs valeurs communes et leurs différences, et se donnent le courage d’agir.
Voici quelques exemples d’exercices à faire en groupe, tirés de ce document :
– Exemple d’exercice de l’étape préparatoire : faire des groupes de 3 ou 4 où chacun donne des mots qui répondent à la question : “comment voulez-vous vous sentir en cours tous les jours ?”. Puis rassembler tous ces mots sur un tableau, repérer les mots plus communs et donner aux participants la possibilité de défendre certains de ces mots. Puis les participants votent pour 3 mots, et les 5 mots les plus populaires vont former l’objectif que chacun doit s’efforcer de respecter. Une autre étape consiste à discuter de la façon dont cet objectif pourra être respecté. Par exemple, sur le mot “respect”, chacun peut donner des exemples de la façon dont l’on peut se respecter au quotidien (par exemple ne pas interrompre, regarder dans les yeux, etc)
– Exemple d’exercice de l’étape d’engagement : Lire une nouvelle ou un fait historique, puis chacun répond aux questions suivantes devant le groupe : comment vous sentiriez-vous si vous étiez à la place de tel personnage ? Comment ce personnage se sent selon vous et comment le savez-vous ? Pouvez-vous vous souvenir d’une occasion où vous vous êtes senti pareillement ? Qu’est-ce qui a amené le personnage à faire tel choix ? Qu’auriez-vous fait différemment dans cette situation ? A quel personnage de l’histoire vous identifiez-vous le mieux et pourquoi ?
– Exemple d’exercice de l’étape de réflexion et d’action : Les participants relatent, chacun à leur tour, une occasion où elles et ils ont vu un autre enfant se faire importuner ou insulter, et comment ils se sont sentis en voyant cela. Puis, chacun propose des actions à réaliser lorsque la même chose se produit à l’avenir, à soi ou à d’autres (par exemple dire ce que l’on ressent, trouver un-e ami-e, demander de l’aide, s’éloigner…).
En ce qui concerne la violence entre enfants, notamment les souffres douleurs, mon expérience personnelle m’a enseignée que le plus grand risque pour un enfant est d’être isolée.
Un enfant isolé est un enfant en danger.
Il y a aussi des exercices intéressants utilisés en théâtre d’improvisation. Par exemple :
– Chacun des membres du groupe, tour à tour, réalise pendant une ou deux minutes, des mouvements lents que les autres imitent.
– Former un cercle, se tenir la main, et “faire passer un courant” en se serrant la main du sens opposé à celle qu’on reçoit. La personne qui a émis le courant en première peut en émettre un ou deux autres dans le sens opposé.
– Une personne parle et une autre, derrière elle, fait les mains, en ayant des geste significatifs par rapport au discours ou des manies (ex : se gratter le menton ou les cheveux).
– Guider une autre personne qui a un bandeau sur les yeux, puis inverser les rôles.
– En cercle, former ensemble une phrase, où chacun à la suite complète le morceau de phrase de l’autre (verbe, adjectif, groupe nominal, etc, mais pas de « petits mots » tels que « la », « de », etc)
– Improviser une scène sur un sujet, par exemple : une jeune fille rentre très tard à la maison et ses parents expriment leur inquiétude.
La disposition spatiale
Leavitt (1951) propose une tâche collective à 5 sujets : il s’agit de trouver les figures manquantes sur 5 cartes de 5 figures, sachant que chaque sujet possède une carte avec une figure manquante différente et qu’il faut parvenir à 5 cartes identiques. Chaque sujet passe une carte à la fois par autre sujet. Leavitt fait varier la disposition des membres du groupe : en cercle, en chaîne, en roue ou en Y.
Et il mesure le nombre d’échanges d’informations et la satisfaction des membres.
Les résultats montrent que les structures centralisées (roue et Y) sont plus efficaces que les structures décentralisées (cercle et chaîne) : elles nécessitent moins d’échanges d’informations pour parvenir à la solution, mais les seuls membres satisfaits sont ceux qui se trouvent au centre des échanges (D et surtout C), ressentis par les autres comme leaders, car ce sont eux qui dirigent le flux d’informations. Les structures décentralisées produisent une satisfaction plus équilibrée entre les membres du groupe mais sont mois rapides à résoudre le problème.
La nature de la tâche
Faucheux et Moscovici ajoute un facteur à l’expérience de Leavitt : la nature de la tâche, et proposent deux types de tâches collectives :
– une tâche de créativité (l’arbre de Riguet) : il s’agit d’obtenir le plus de figures différentes des figures a, b, c, à partir d’une figure initiale, les figures fermées étant exclues.
– une tâche de résolution de problèmes (figure d’Euler) : il s’agit de remplacer les cases X et Y par une lettre entre A et D et un chiffre entre 1 et 4, sans répéter, dans un même ligne ou une même colonne, un chiffre ou une lettre, et sans utiliser A1, B2, C3 ou D4.
Figure d’Euler
Faucheux et Moscovici montrent ainsi que les structures décentralisées sont plus efficaces pour la tâche de créativité tandis que les structures centralisées sont plus efficaces pour la tâche de résolution de problème. Par ailleurs ils observent que si on laisse le groupe se structurer seul, il prend spontanément la disposition la plus efficace par rapport à la nature de la tâche.
La polarisation collective
Dans les années 50, il était d’usage de penser que les décisions prises par les groupes modéraient les décisions individuelles. James Stoner (1961), étudiant en Gestion Managment aux USA, décida de vérifier ce présupposé. Des sujets sont interrogés à propos de divers dilemmes, individuellement, en groupe, puis à nouveau individuellement. Par exemple, un ingénieur doit décider entre conserver son présent travail, avec un salaire modeste mais correct et l’assurance de la stabilité de l’entreprise, et prendre un nouveau poste au salaire élevé dans une entreprise qui vient tout juste d’être créée et qui n’a pas encore fait preuve de sa durabilité. Les sujets prennent leur décision par rapport à une échelle de chances, dans notre exemple de l’ingénieur, changera-t-il de poste sachant que les chances de succès sont de 5 sur 10, 3 sur 10 ou 1 sur 10. Quand Stoner compare les décisions de groupe aux décisions prises avant par les mêmes individus, il observe une augmentation de la prise de risque, cette nouvelle opinion restant stable lors d’une seconde mesure individuelle.
D’autres résultats montrent que la décision de groupe peut résulter en une diminution de la prise de risque par rapport aux décisions individuelles.
Les décisions collectives tendent à accentuer les positions initiales des membres du groupe
Cet effet est appelé “la polarisation collective”.
Plusieurs explications ont été proposées. Voici les deux principales :
– L’influence informative : les membres du groupe apprennent de nouvelles informations et entendent de nouveaux arguments mais ils ont tendance à soulever plus d’arguments en faveur de leur position initiale que contre. Ils biaisent ainsi la discussion et poussent la décision finale plus loin dans la direction des positions initiales.
– L’influence normative : les personnes comparent leur point de vue initial avec la norme du groupe. Ils peuvent ainsi ajuster leur position pour se conformer à la position majoritaire. Le groupe fournit en effet une toile de références qui induit ses membres à percevoir leur position initiale comme trop faible ou trop modérée.
D’autres études montrent que l’implication personnelle des membres du groupe augmente la polarisation collective, et que la position initiale d’un leader directif dirige la polarisation collective vers sa décision.
Pour montrer ce phénomène, Janis (1982) établit une étude historique sur trois échecs américains :
– L’affaire de Pearl Harbor (1941) : les militaires en place avaient prévenu les quartiers généraux aux U.S.A. d’une possible attaque par l’aviation japonaise, mais l’information fut ignorée.
– La guerre de Corée (1950) : les Américains avaient prévu d’envahir la Corée du Nord communiste, mais l’intervention chinoise avait été sous-estimée.
– Le débarquement en Baie des cochons (1961) : la stratégie américaine n’a pas pris en compte les aspérités du terrain (présence de montagnes, par exemple).
Il ressort de cette étude que les échecs étaient tous dus à une polarisation collective lors des discussions en conseils militaires ou gouvernementaux, vers les positions initiales d’un leader trop directif. Cela ne signifie pas que la présence d’un leader est nuisible, mais qu’il doit être formé à la dynamique de groupe. Il doit pouvoir encourager la participation, les arguments contradictoires et leurs résolutions dialectiques, la diversification des points de vue et poser pour consigne le respect mutuel. Il ne prend pas position avant que la discussion commence. Janis prescrit en plus le renouvellement des réunions (pour laisser un temps de réflexion individuelle et une seconde chance), la présence de personnes jouant “les avocats du Diable” et d’experts pour tempérer le phénomène de polarisation.
Les fondements des rumeurs et leur propagation
Les rumeurs sont un dangereux phénomène de polarisation collective. Elles interviennent particulièrement dans la désignation de boucs émissaires. Elles peuvent aussi influencer des témoignages, des membres d’un jury, donc des décisions de justice, des actions politiques ou militaires…
Elles furent étudiées par les psychosociologues Allport et Postman (1945). Au cours de la guerre du Viêt-nam, une rumeur se propagea à propos de dégâts disproportionnés occasionnés par l’échec de Pearl Harbor. Bien que Roosevelt ait démenti cette interprétation, un sondage effectué auprès d’étudiants avant et après le discours révèle que l’inquiétude persista. Pour comprendre ce phénomène (la naissance et la persistance des rumeurs), ils analysent 1000 types de rumeurs recueillies en 1942, ils constatent qu’à l’intérieur d’un groupe, la propagation des rumeurs concernant un sujet déterminé est en rapport direct avec l’importance et la nature ambiguë de ce sujet pour la vie de chacun des membres du groupe. Le contenu des rumeurs est généralement hostile (60% sur les 1000 rumeurs étudiées) ou expriment une peur (25%).
Allport et Postman effectuent une expérience sur 40 groupes de sujets pour analyser les processus cognitifs à l’œuvre dans la propagation des rumeurs. Dans chaque groupe, 6 ou 7 sujets se portent volontaires pour sortir tandis que le reste des sujets observe une image.
Un sujet entre et voit l’image, puis elle est retirée et un second sujet revient pour écouter la description de l’image par le premier sujet. Les autres sujets rentrent un par un pour écouter la description transmise par le dernier l’ayant entendue. L’analyse de la transformation des discours montre les processus suivants :
– la réduction : le message tend à se simplifier et à se raccourcir au fur et à mesure des transmissions, jusqu’à être facilement mémorisable dans son intégralité.
– l’accentuation : le message est transmis en sélectionnant et en exagérant certains détails.
– l’assimilation : le contenu du message reflète les habitudes, intérêts et sentiments des transmetteurs.
La mémoire collective accomplit, en quelques minutes, une réduction équivalente à celle accomplie par la mémoire individuelle en quelques semaines.
D’une manière générale, la structure du message s’adapte, d’une part au fonctionnement cognitif humain, d’autre part à des représentations individuelles et culturelles chargées émotionnellement. L’intervention des lois du fonctionnement cognitif apparaît dans les effets suivants :
– la cohérence des messages ou leur assimilation au thème principal, comme les textes rappelés par les sujets de Bartlett : si dans l’image, un camion de la Croix-Rouge apparaît chargé d’explosifs, il est décrit comme transportant du matériel médical.
– le besoin de retenir une structure spatio-temporelle : la première phrase situe le message, “ceci est une scène de bataille” par exemple.
– une rétention meilleure des symboles familiers et significatifs : dans certaines images, l’église et la croix.
– l’ajout d’explications : “un accident a eu lieu”.
Les représentations sociales et leurs charges émotionnelles apparaissent par exemple dans l’image stéréotypée des noirs révélés par les déformations : le couteau passe de la main du blanc à celle du noir, le nombre de noirs est accentué…
Allport et Postman concluent ainsi : “Nous parlerons de ce triple processus de transformation (réduction, accentuation, assimilation) comme d’un processus de consolidation. Il ressort de toutes nos expériences, ainsi que des autres recherches effectuées dans ce domaine, que tous les sujets se heurtent à la difficulté de saisir et de retenir, dans leur objectivité, les stimuli venant du monde extérieur. Pour pouvoir s’en servir, ils doivent les restructurer afin de les ajuster à leurs marges de compréhension et de rétention d’une part, à leurs intérêts et besoins personnels de l’autre. Ce qui était extérieur devient intérieur, ce qui était objectif devient subjectif. Le noyau d’information objective reçu par l’individu est si profondément intégré au dynamisme de sa vie mentale que la transmission d’une rumeur est surtout un mécanisme de projection. L’individu projette dans la rumeur les déficiences de ses processus de mémorisation ainsi que ses efforts pour donner un sens à un matériel ambigu. Le résultat reflète ses propres besoins émotionnels, y compris ses angoisses, ses désirs, ses haines. Lorsque plusieurs agents de transmission sont impliqués dans le processus de propagation de la rumeur, le résultat de la série de reproductions reflète le plus petit dénominateur commun des besoins culturels, de l’ampleur de la mémoire et des sentiments et préjugés du groupe.”