Les symboles

La vie contemporaine nous a progressivement éloigné de la réalité sensorielle en la replaçant par des réalités symboliques, qui ont du sens pour la communauté humaine. Ce faisant, cette dernière nous enferme dans sa comédie.

Les symboles réalisent une association entre des éléments de la réalité et une manière simplifiée de les représenter, comprise par les autres.
Il peut s’agir du langage, sous forme orale et écrite, des mathématiques, des algorithmes de programmation, etc.

Les symboles nous permettent de communiquer avec notre prochain, et notre prochain est source d’attachement et de survie. Pour cette raison, les symboles prennent une importance telle qu’ils en viennent à supplanter et atrophier la réalité sensorielle.

Autrement-dit, ils sont aussi sources d’une certaine forme d’aliénation. L’enfant s’éloigne progressivement de son intelligence animale, son imprégnation sensorielle totale, pour une réalité symbolique qui simplifie la réalité dans un schéma compris par l’espèce humaine.

L’importance du verbe dans les édifices d’espoirs et de peurs de l’humanité que sont les religions est emblématique de son pouvoir, particulièrement dans les religions basées sur l’écriture que sont les religions Abrahamiques.

La Bible et la Torah nous enseignent que tout commence par une parole divine :

Dieu dit: “Que la lumière soit!” Et la lumière fut.
La Bible, Ancien Testament, Génèse, 1:3

Saint-Jean est plus explicite. Il affirme :

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu.
La Bible, Nouveau Testament, Evangile de St Jean, 1:1

Le Coran nous dit :

C’est le Livre au sujet duquel il n’y a aucun doute, c’est un guide pour les pieux.
Le Coran, Al Baqarah (La vache) 2:2

Autrement dit, la vérité est contenue dans un livre, dans des mots.

Pourtant, le verbe est une invention récente, apparu avec notre espèce, c’est-à-dire il y a quelques centaines de milliers d’années. C’est une goutte d’eau dans l’océan du temps cosmique. Une goutte d’eau dans l’histoire de la nature elle-même, âgée de plusieurs centaines de millions d’années, si l’on en croit les scientifiques.

Le Tao-Te-Ching est plus prudent. Le mot Tao désigne « la voie ». Le Tao Te Ching peut-être traduit par « Le livre de la voie et de la vertu », ou encore « Le livre de la voie vertueuse ».
Les plus vieux fragments de ce récit ont été datés au 3e siècle avant notre ère, mais certains pensent que la philosophie qu’il décrit est beaucoup plus ancienne.

Le Tao Te Ching nous dit :

La voie qui peut être dite n’est pas la voie éternelle.
Tao Te Ching, chap. 1

Qu’est-ce donc que le verbe ?

Je propose la définition suivante : le verbe est un ensemble de symboles, qui représente chacun un aspect redondant de la réalité. Le symbole est un élément graphique ou sonore. L’humanité utilise ces symboles pour communiquer avec son prochain et réaliser des prédictions, afin de prendre le contrôle de la nature.

Mais la perfection de nos symboles n’existe pas dans la réalité. Un rond parfait n’existe pas, un chat ne ressemble jamais parfaitement à un autre, un et un font deux dans la réalité si les deux unités sont parfaitement égales, ce qui n’est jamais vrai. La réalité n’est pas dans les concepts. La réalité n’est pas dans le verbe. La réalité est impure, chaotique.

Nous pouvons nous souvenir ou fouiller le passé à la manière d’archéologues, ou bien nous projeter dans l’avenir, nous n’en tirons que des idées. La réalité est sensorielle. Même si nos sens sont limités, ils nous offrent une réalité plus fiable que nos concepts, qui eux sont toujours trop simples, trop parfaits.

Certaines personnes réalisent ce qu’elles perdent dans le processus de remplacement de la réalité sensorielle par une réalité symbolique ou virtuelle, et il leur faut une grande pratique de l’art, de la méditation, ou de la musique, pour retrouver un peu de la béatitude du bébé, tout entier livré à ses sens, aussi confiant dans le ventre de la nature que dans le ventre de sa mère.

La science, qui décortique les éléments de la nature en les décrivant au moyen de symboles, nous coupe des merveilles de la réalité, qui pourtant pourrait être présentée en même temps que les schémas enseignés sur les bancs de l’école.

Combien savent que les protéines, les ouvrières de nos cellules, dont on schématise la structure, comme toutes les molécules, au moyen de boules colorées pour les atomes, retenues par des bâtons, peuvent se joindre pour former une structure qui se plie plusieurs fois sur elles-mêmes pour atteindre des formes complexes adaptées à leur fonction, parfois même de micro-moteurs capable de mouvoir une flagelle ? Et lorsque ces protéines sont concentrées à l’état pur, elles s’agglomèrent pour former de superbes structures cristallines reflétant la lumière sur une multitude de couleurs ?

Cristaux de protéines
Cristaux de protéines.
Source : blog des étudiants de l’Orégon

Pour figurer une cellule, on représente un patate pour la membrane, avec dedans un rond pour le noyau, des boudins ridés pour les mitochondries, des boudins longilignes pour l’appareil de Golgi, des bâtons pour les protéines, etc…

Mais lorsqu’on observe des organismes unicellulaires au microscope, on est émerveillée par la beauté et la complexité de ces délicats édifices.

Nous ne jurons plus que par la science, au point de voir d’anciens rituels comme étant d’archaïques superstitions. Par exemple, dans les campagnes françaises, on avait coutume de faire des bouquets avec des épis de blé lors de la fête de la moisson, et de les suspendre dans les maisons pour apporter la prospérité. Ces rituels révèlent autant que maintiennent l’attachement à la terre.

Makilam, dans “La magie des femmes Kabyles et l’unité de la société traditionnelle” décrit la perception des cycles de la nature pour le peuple Kabyle du temps de sa grand-mère :

Aujourd’hui, “l’homme moderne” peut se distancier par rapport au macrocosme et le considérer de l’extérieur. Il peut en effet grâce à la logique de sa pensée graphique et rationnelle s’abstraire et se projeter en dehors du système solaire. […] Mais les peuples de la nature ne raisonnaient pas, ils vivaient à partir d’eux-mêmes et se référaient à ce qu’ils voyaient et percevaient dans l’ensemble de leurs sens, à l’encontre de « l’homme moderne » qui a fait siennes les lois de la science rationnelle. Dans son raisonnement, celui-ci se dissocie de lui-même en tant qu’entité corporelle quand il ne perçoit la réalité que par la pensée. Il ne vit ainsi qu’un aspect de sa nature humaine puisqu’il se projette mentalement en dehors de l’endroit et du moment précis dans lequel il se trouve. En conséquence le calendrier écrit ne reproduit plus le temps sidéral car il ne se lit plus dans le ciel. Cette nouvelle forme de pensée linéaire implique la séparation de la personne humaine du reste de la nature terrestre dont elle ne dépend plus pour l’organisation de ses activités matérielles. Sur le plan de la conscience, l’être humain d’aujourd’hui se perçoit comme séparé de la vie de la Grande Nature et vit en permanence la dualité de sa nature par rapport à la vie d’ensemble cyclique de son environnement.

L’enfant qui n’a pas encore acquis la parole est sans doute dans cet état de perception du réel non effacé derrière des concepts, celui qui fut le nôtre à l’aube de l’humanité.
Quand on est petit, on voit des quantités au lieu de les compter. On observe la réalité au lieu de la concevoir. Une table en bois n’est pas une table en bois pour un bébé. C’est une montagne plate avec au-dessus un univers de rayures et d’ellipses sur différentes nuances de brun.

Alors qu’il y a très longtemps, l’humanité quittait le règne animal en acquérant une conscience angoissée de sa mortalité inexorable, alors qu’elle peignait la vie animale sur les parois des grottes et taillait des corps maternelles, avant que l’art, la technique, l’exploration, ne soient réservés à une élite masculine, il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, nous vivions davantage sur une réalité sensorielle, immédiate. Nous n’avions pas d’autre choix car nous guettions le danger et affrontions l’adversité. Nous n’apprenions pas tant de concepts, dont les préjugés font partie. Nous étions plus instinctifs. Nos pensées étaient plus teintées de sensations. Seule la nature, bien plus belle et variée qu’aujourd’hui, s’offrait à nos sens.

Petit à petit, le verbe et autres projections mentales ont remplacé la réalité sensorielle, pour l’humanité en évolution comme pour l’enfant qui apprend à parler. Car le verbe nous permet de communiquer avec nos semblables, et rien n’est plus important qu’eux. Beaucoup de nos projections mentales non verbales sont aussi en rapport avec les autres. Ils sont notre garantie de survie. Mais comme ces symboles nous coupent de la réalité, notre prochain devient encore plus important, car il devient notre source de satisfaction principale.

Ainsi, la réalité a petit à petit laissé place à une pièce de théâtre bien prévisible, avec soi comme acteur principal, dont les scènes et les rôles sont toujours les mêmes, et dont le public n’est que soi-même. Nous nous sommes éloignés de notre condition d’animal en perdant une grande partie de notre attache sensorielle. Nous nous sommes éloignés de l’élan de vie qui nous a fait naître, la matrice originelle, la nature.
Dans la redondance de notre pièce de théâtre, notre esprit meurt.

Nous sommes coincés comme des poules en cage, dans un bureau, un appartement, une voiture ou autre moyen de transport, des tunnels de béton gris et de macadam. La grisaille de nos murs s’accompagne de celle de nos sons, ceux des voitures, des travaux… des bruits de nous-mêmes, murmurés à la télé, autour de nous, et en cycle infernal dans notre esprit. Les odeurs et saveurs sont devenues tout aussi grises, aseptisées de pesticides, engrais, hormones, souffrance animale, des pauvres, de la Terre.

Dans la préhistoire, bien que nous devions parfois souffrir physiquement, nos sens étaient en alerte et nous luttions pour survivre. Nous avions la rage au ventre. Désormais, coincés dans nos cages, nous donnons des coups de bec dans les cages d’à côté.

Lorsque nous vivions dans des cavernes, nous devions compter les uns sur les autres. Mais maintenant, nous sommes enfermés dans la comédie sinistre des gens déguisés, et c’est ce déguisement qui détermine le confort apporté par les autres.

Nous sommes aliénés. Nous avons perdu le sens de notre vie. Nous avons perdu nos instincts.