La fin de vie

J’ai regardé plusieurs reportages et débats sur la question des soins palliatifs et de l’euthanasie. Certains défendent le libre choix de mourir lorsque des souffrances deviennent intolérables, et que les soins palliatifs ne suffisent pas à les soulager. Que peuvent en effet les drogues délivrées en soins palliatifs contre l’étouffement, la paralysie ou la perte sensorielle ? Sont-elles seulement suffisantes contre les souffrances physiques et psychologiques les plus intenses ?
D’autres défendent l’idée que les patients qui font le choix de l’euthanasie ne sont pas tout à fait lucides, et que les soins palliatifs suffisent à les soulager. Ils craignent aussi, légitimement, que le choix de l’euthanasie soit fait par refus de peser sur son entourage.
Il y a aussi la question de la conscience des professionnels de santé, car, si la majorité des gens souhaite avoir le libre choix de mourir, bien peu sont prêts à tuer, même à la demande d’un patient.

J’aimerais donc enrichir ce débat avec ma propre expérience. J’ai assisté à la mort de ma mère en soins palliatifs. Cela m’a laissé un profond traumatisme. Peut-être qu’en partageant mon vécu, j’aiderai à d’autres à éviter l’horreur que j’ai connue.

Je vivais en Belgique, non loin du Luxembourg. Je rendais régulièrement visite à mes parents dans la banlieue lilloise. C’est au cours d’une de ces visites, en septembre 2016, que j’ai trouvé ma mère en souffrance. Sa douleur était peu visible en journée, car elle ne se plaignait pas. Mais j’ai appris qu’elle avait du mal à dormir. Elle devait se tenir assise, car un poids sur ses poumons l’empêchait de respirer. Une radiographie de ses poumons était prévue, mais dans plusieurs mois.
Sa meilleure amie lui avait fait remarqué que certains de ses symptômes ressemblaient à ceux qu’elle avait eus lors de son cancer du sein il y a une vingtaine d’années. Mais son médecin traitant réfutait l’idée qu’elle puisse avoir un cancer.
Je n’avais alors pas pris la mesure de la gravité de la situation. Je lui ai simplement commandé sur internet le genre d’appui-tête qu’on utilise en avion pour pouvoir se reposer assis.
J’ai appris, des années plus tard, en lisant le journal de mon père, que déjà en août, elle était très fatiguée et devait souvent s’allonger la journée, et qu’en septembre, elle avait des absences de mémoire, elle errait sans trop savoir où, et elle était irritable et fatiguée.
J’y suis retournée quelques semaines plus tard, début octobre. Le blanc de ses yeux était devenu gris. Ses mains étaient gonflées. Toute joie avait quitté ses traits, et ses sourcils étaient froncés. Elle dormait assise, penchée en avant. Mon père n’osait plus dormir à ses côtés. Il sentait qu’au lieu de soulever sa poitrine, la respiration de ma mère soulevait son dos, et cela l’angoissait. Ma mère appréhendait en permanence les pics de douleurs intenses qui survenaient parfois et qui rendaient sa respiration encore plus difficile.
Je n’avais pourtant toujours pas réalisé à quel point c’était grave. Le 9 octobre, je lui ai donné une pilule d’Actifed rhume jour et nuit, croyant l’aider à mieux respirer, comme c’est le cas pour moi lorsque je suis enrhumée. C’était profondément stupide, et je ne savais pas qu’en fait ce traitement était dangereux, car il contient un vasoconstricteur, et ma mère était cardiaque. Son cœur s’est mis à battre rapidement. Elle était paniquée. J’ai appelé les urgences. Le CHU de Lille l’a accueilli. Son rythme cardiaque était le double de la normale, mais il a pu progressivement être réduit.
Je suis repartie chez moi le lendemain, car j’avais à l’époque un emploi à temps plein et je devais reprendre le travail.
Le 15 octobre, alors que ma mère était toujours à l’hôpital, le diagnostic a été posé : elle était atteinte d’un sarcome, c’est-à-dire un cancer des tissus mous. Ses poumons étaient entourés de tumeurs. Je pensais qu’elle allait être soignée. Les examens n’avaient pas révélé de métastase. Et je ne pouvais tout simplement pas croire que ma mère allait mourir.
Sa souffrance n’était traitée qu’avec du paracétamol. Le traitement approprié à ce type de cancer n’était pas compatible avec ses problèmes de cœur, donc une doctoresse lui a posé une plaque sous la poitrine censée contenir un autre traitement, je ne sais plus lequel, mais il s’est révélé totalement inutile. Il a donné de faux espoirs à ma mère et a sa famille, et a prolongé sa souffrance.
Elle a été transférée de services en services pour des soins et des tests et s’est trouvée finalement, le 18 octobre, à l’hôpital Huriez.
Le samedi 22 octobre, elle est revenue à la maison. Elle reposait dans la chambre à côté de celle de mon frère, avec encore de grandes difficultés à respirer. Elle était toujours incapable de s’allonger, à cause de la douleur qui lui serrait la poitrine. Cette même douleur l’empêchait de dormir, elle somnolait en gémissant. Elle est retournée à l’hôpital le lendemain, mais elle ne recevait toujours rien d’autre que du paracétamol pour traiter sa douleur. Le lundi, elle a été transférée à Oscar Lambret, et le mardi, elle est revenue à la maison avec des soins à domicile.
Le vendredi 28 octobre mon frère a appelé les urgences à cause de la souffrance de ma mère. Elle n’est restée à l’hôpital que jusqu’au mardi 1er novembre, toujours en souffrance, mangeant à peine et maigrissant.
Le vendredi 4 novembre mon frère a appelé de nouveau les urgences, à 4h du matin, tellement maman souffrait et gémissait. Elle est alors hospitalisée à Calmette.
Je suis revenue à la maison le lendemain de cette hospitalisation. Je lui ai rendu visite dans sa chambre, accompagnée de mon père. Elle envisageait l’euthanasie.
Un médecin nous a convoqués pour discuter des suites à donner au sort de ma mère. Nous nous y sommes rendus, mon père, mon frère et moi, et il nous a révélé qu’il n’y avait plus d’espoir. Il fallait donc passer aux soins palliatifs, à savoir accompagner sa fin de vie en réduisant ses douleurs autant que possible. Il trouvait d’ailleurs discutable la pose de la plaque et la durée au cours de laquelle ma mère a été livrée à sa souffrance, avec simplement du paracétamol pour la soulager. Nous étions dévastés par cette nouvelle, mais en même temps soulagés d’apprendre que sa souffrance allait enfin être traitée.
Il devait encore obtenir l’accord de ses confrères en conseil, et, pendant ce temps, je suis restée au côté de ma mère. Elle a été alors frappée par un de ces pics de douleurs qui lui causaient des paniques respiratoires. J’ai appelé les médecins. Le médecin qui nous avait reçus est venu, accompagné d’une consœur, amenant sur un chariot un appareil. Ils ont posé deux cathéters reliés à l’appareil. J’ai appris plus tard que l’un d’eux délivrait de la morphine, l’autre de l’hypnovel. La panique de ma mère a aussitôt cessé. Elle s’est exclamée « Je n’ai plus mal au dos ! ».
À ce moment-là nous ne savions pas que ma mère n’avait plus quelques jours à vivre. Lorsque j’ai demandé à un médecin si nous pourrions passer Noël ensemble, il a estimé que c’était peu probable, sans plus de précision. Je suis donc rentrée chez moi en Belgique. J’ai demandé à mon employeur un congé pour pouvoir revenir auprès de ma mère, mais je ne pensais pas devoir le faire avant deux ou trois semaines. Mon frère et mon père allaient voir ma mère tous les jours, et je prenais des nouvelles par téléphone tous les jours. Le 8 ou 9 novembre, mon père m’a révélé que mon frère restait nuit et jour auprès de ma mère, et qu’il était épuisé. Il me demandait de venir le remplacer dès que possible. J’ai donc demandé un congé immédiat à mon employeur, en lui expliquant la situation. Je suis arrivée le jeudi 10 novembre 2016. Entre temps, elle avait été transférée à Oscar Lambret, à la demande de mon frère, car il s’y trouve plus de spécialistes du cancer.
Ma mère était là avec sa meilleure amie, venue lui rendre visite. Elle m’a fait un grand sourire. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu un sourire aussi radieux sur les lèvres de ma mère. Son amie nous a laissées. J’étais heureuse de passer ce temps avec elle. Les soins palliatifs dont ma mère a bénéficié m’ont permis de vivre des moments précieux. Je me suis assise à côté d’elle, dans son lit et nous avons regardé la télé.
La nuit, j’ai déplié le petit lit situé à côté du sien. Je m’y suis allongée, et j’ai gardé le contact en lui prenant la main. Elle l’a tenu quelques minutes, puis elle a mis ma main sous son dos, comme elle le faisait quand j’étais petite fille et que je dormais à ses côtés. Je l’avais oublié, et ce souvenir m’est revenu alors. Comme j’ai regretté de ne lui avoir pas tenu la main plus souvent !
Il était prévu que je reste cinq jours et quatre nuits, avant que mon frère me relaie, puis que l’on continue comme cela, à raison de trois ou quatre nuits chacun.
Ma mère ne dormait pas. Elle somnolait en gémissant, assise, penchée en avant. La journée, elle recevait, à ma demande, un peu moins d’hypnovel. Cela lui permettait d’être plus alerte et capable d’interagir. Elle revenait à un taux plus élevé la nuit.
Dans la nuit du samedi 12 au dimanche 13 novembre, la dose d’hypnovel avait été augmentée, passant de 1 à 1.3 si je me souviens bien. Le matin, j’ai vu que ma mère avait bavé énormément suite à cette administration, et qu’elle tentait de se mouvoir pour se redresser, mais n’y parvenait pas. Par ailleurs, elle ne semblait pas capable d’interagir et donc d’exprimer ses volontés.
J’ai demandé que l’on revienne à 1 pendant la journée, et que l’on continue d’augmenter la dose la nuit, car c’est à ce moment qu’elle souffre le plus.
En fait, elle cessa effectivement de baver, mais elle ne bougea plus. Elle sut répondre oui à une question, je crois que c’était à propos de sa toilette, mais je ne suis même pas sûre qu’elle avait bien compris la question. Elle n’a pas exprimé de souffrance à ce moment-là.
Après la toilette (vers 9-10h), elle n’interagissait plus du tout. Les infirmières ont légèrement baissé son dossier pour reposer la nuque. Moi je l’ai remonté sachant qu’elle respirait moins bien ainsi. J’ai senti que cela ne faisait pas de différence dans sa respiration, donc j’ai remis le dossier du lit dans la position qu’avaient mise les infirmières auparavant. Était-ce une erreur ?
Elle est demeurée toute la journée ainsi, avec une respiration saccadée et sifflante. J’ai souvenir d’avoir vu une larme couler sur sa joue.
Un médecin est passé dans la journée. Il a prescrit une augmentation de l’hypnovel en me disant que cela serait effectivement augmenté au moment où je jugerai cela utile. Je ne savais pas si ma mère souffrait ou non. Le médecin m’a juste dit que ce n’est pas parce que sa respiration était sifflante qu’elle était en souffrance. Je n’ai donc pas osé demander aux infirmières d’augmenter l’hypnovel.
Les infirmières suggéraient d’augmenter, mais elles ne disaient pas qu’elle souffrait en l’état, ou qu’elle souffrirait moins avec l’hypnovel, juste que cela détendrait les muscles. Du coup, je ne savais pas si cela n’allait pas juste la paralyser davantage et donc l’empêcher de se mouvoir et de respirer, tout en étant consciente d’étouffer.
Il faut dire que je ne faisais pas confiance à ces femmes. Je ne pense pas qu’elles soient mauvaises, au contraire, elles essayaient de bien faire et leurs gestes étaient attentionnés, mais je ne les croyais pas aptes à savoir ce qui est le mieux pour ma mère. La raison est que, lorsque je les ai laissées un moment seules avec maman pour qu’elles fassent sa toilette, et que je suis revenue, elles étaient en train de faire plus qu’une toilette intime sur maman, je crois qu’elles tentaient de mettre un gel anesthésiant sur le canal urinaire, car elle s’était plainte auparavant de douleurs. Le problème, c’est qu’à ce moment-là, ma mère ne pouvait pas comprendre ce qu’elles faisaient, et donc donner son consentement pour un acte aussi intime. Ma mère est d’une pudeur extrême et elle n’a aucune confiance dans le corps médical, souvent à raison. La pause de la sonde urinaire lui avait laissé un souvenir traumatique qu’elle m’a souvent évoqué. Je suis certaine que, même si elle n’était plus en état d’interagir, elle comprenait qu’on violait son intimité sans qu’elle ne puisse se défendre, et cela a dû la terrifier. Peut-être que ce choc a provoqué son absence d’interaction ensuite, peut-être était-elle paralysée, emmurée dans sa terreur, tout en subissant la pénibilité de sa respiration. À ce moment-là, je n’avais pas songé à cette éventualité, j’étais tellement épuisée, j’avais peu dormi tout le temps que j’étais au chevet de ma mère. Mais aujourd’hui, cette hypothèse me hante.
J’ai regardé, des mois plus tard, sur internet, ce qu’était l’hypnovel, comment cela agissait, toutes ces choses qu’aucun médecin ou infirmière ne m’a jamais clairement dites, à savoir, qu’il s’agit d’un sédatif qui peut aussi induire un coma, il ne s’agit pas seulement d’un anxiolytique. J’ai réalisé alors que l’augmentation d’hypnovel était probablement indiquée. Quelle est cette atroce logique des médecins qui consiste à confier des décisions médicales à des accompagnants qui n’y connaissent rien ? Si le médecin m’avait juste dit qu’il fallait augmenter l’hypnovel, au lieu de me laisser le choix comme si cela ne faisait pas de différence, je n’aurais pas discuté et je lui aurais dit de faire ce qui lui semble approprié. Si on me laisse le choix, je n’injecte pas de produit chimique dans le corps de ma maman sans être sûre que c’est pour son bien.

Dans l’après-midi, mon frère est passé. Il a redressé le siège. Lui aussi a vu une larme tomber de ses yeux. Il est revenu le soir avec mon père. Il devait être entre 18 et 19h. Il faisait déjà nuit.
Quelques heures après leur départ, j’ai alerté une infirmière sur un changement dans la respiration de maman. Elle émettait des gargouillis. L’infirmière m’a dit qu’elle allait voir un médecin, mais comme elle ne revenait pas, j’ai à nouveau sonné. C’est alors qu’est venu l’infirmier de nuit, et il a constaté que ma mère était en souffrance : son cou était tendu et gonflé. Il m’a expliqué qu’elle tentait de respirer avec le cou. Il a aussi noté ses sourcils froncés, symptomatiques d’un état de douleur. Il a su voir ce qu’aucune autre infirmière, aucun médecin, aucun membre de sa famille, moi y compris, n’avaient su détecter, à savoir que ma mère était effectivement en souffrance, sans savoir l’exprimer. Je ne peux imaginer dans quelles souffrances horribles ma mère se trouvait alors, et dans lesquelles elle aura été toute la journée.
L’infirmier a augmenté la dose d’hypnovel, et ma mère est partie, sans souffrance, le dimanche 13 novembre 2016, à 22h15.
Je ne saurai assez le remercier d’avoir ainsi abrégé les souffrances de ma mère. J’ai aussitôt appelé mon père. Lui et son fils sont tombés, en pleurs, dans les bras l’un de l’autre.

Aujourd’hui, je me sens terriblement coupable d’avoir fait baisser la dose d’hypnovel au cours de cette dernière journée, car peut-être a-t-elle eu encore plus conscience de sa souffrance, mais sans savoir l’exprimer. Depuis toutes ces années, je porte une lourde croix : celle d’avoir peut-être causé une atroce agonie à ma mère. J’ai perdu mon insouciance, j’ai cessé d’aimer, et je vis, désormais, avec ce monstre au fond de mon cœur.
D’un autre côté, si je n’avais pas fait réduire l’hypnovel, et que j’avais vu ma mère s’éteindre lentement, incapable de se redresser et de lutter pour sa respiration, je m’en serais voulue tout autant, car je me serais toujours demandée si elle n’était pas morte en ayant conscience d’étouffer.
En vérité, je pense que, tout comme moi, les médecins et les infirmières ne savaient pas ce que devait ressentir ma mère et donc, ce qui était le plus indiqué pour elle.

Je conclus de cette expérience que les soins palliatifs ont été, au départ, une bénédiction pour ma mère et pour ses proches. Mais je ne suis pas sûre que le fait de provoquer lentement la mort par augmentation des doses d’hypnovel, soit la solution la moins douloureuse, du moins dans la phase terminale. Il conviendrait de faire des analyses plus sérieuses de l’état de conscience des patients à ce moment-là. Il est peut-être possible de voir la douleur ou la terreur, par des scanners cérébraux ou des électroencéphalogrammes. Et, si cela ne suffit pas, peut-être que les professionnels de santé devraient admettre qu’il y a encore des zones d’ombre et, qu’en attendant de mieux comprendre le vécu des patients qui ne sont plus capables d’interagir, il faudrait débattre du meilleur geste à adopter, y compris de l’opportunité d’endormir le patient jusqu’à un coma profond, et d’attendre ou de hâter sa mort.
Bien que certains médecins et infirmières ont toute ma gratitude pour les soins remarquables qu’ils ont prodigués, d’autres ont été clairement défaillants. Le médecin traitant de ma mère, en premier lieu, qui écarté l’hypothèse du cancer et n’a pas prescrit des analyses urgentes, qui lui auraient sans doute permis d’être soignée à temps, ou, à défaut, d’être mieux prise en charge avant que la douleur devienne insupportable. Je l’ai appelé après le décès de ma mère, pour l’informer, et lui demander pourquoi il avait écarté l’hypothèse du cancer. Il a affirmé que rien ne lui permettait de le suspecter alors. Pourtant, lorsque, quelques semaines plus tard, j’ai récupéré son dossier médical dans son cabinet, il avait pris soin d’enlever tout ce qui concernait l’année de sa mort.
Enfin, il y a tous ces médecins qui ont été sollicités lors des nombreux passages de ma mère à l’hôpital, souvent en urgence, et qui l’ont pourtant abandonnée plusieurs semaines dans sa souffrance, ses étouffements et son insomnie, avec du paracétamol pour seul traitement contre la douleur.
Notre destin à tous, c’est de mourir. La fin de vie devrait être mieux étudiée et encadrée, afin d’épargner à tous, et donc finalement, à soi-même, une mort atroce.