La loi du plus fort

Le développement du droit a pour but d’empêcher les injustices qui résultent notamment d’une obédience aveugle à la loi du plus fort, ce qui survient en l’absence de droit. Malheureusement, le droit est parfois détourné de cet objectif. C’est le cas des sociétés patriarcales, qui institutionnalisent le droit du plus fort (le propriétaire de sexe mâle) sur les plus faibles (les femmes, les enfants, les esclaves). Cet état d’esprit est aussi celui qui gouverne notre rapport parasite à la nature.

On a coutume de dire que la loi de la nature est la loi du plus fort (“la loi de la jungle”).
Pourtant, les cellules qui composent la vie sont des bulles fragiles qui, par la complexité des échanges au sein de leur membrane, parviennent à se maintenir dans l’adversité. En s’entraidant, elles ont appris à survivre et à créer des structures complexes, capables de se reproduire et de s’adapter dans un environnement perpétuellement changeant et parfois dangereux.

L’humanité elle-même a pris le contrôle de son environnement en tant qu’animal faible, mais intelligent, en s’entre-aidant. Le bébé humain est probablement la créature la plus vulnérable qui soit, à la fois très sensible et incapable de faire quoi que ce soit par elle-même. La mère humaine est plus vulnérable que son mâle, alors que son importance, dans la genèse de l’être humain, est immense.

S’agit-il d’anomalies ?
Avons-nous bien compris ce que nous croyons être les lois de la nature ?
Peut-être essaie t’elle d’enseigner, à sa manière, la compassion, la tendresse et l’entre-aide, à l’espèce la plus intelligente et la plus autonome qu’elle ait engendré ?

Quoi qu’il en soit, nous vivons certainement selon les mauvais paradigmes, puisque nous sommes en train de dévorer notre propre matrice, la nature, afin de satisfaire notre besoin de confort individuel et immédiat.

Or, la loi du plus fort fait parti de nos paradigmes de vie. Les plus forts, parmi l’humanité, ce sont les hommes par rapport aux femmes, les plus nombreux par rapport aux plus isolés, les riches par rapport aux pauvres…
L’usage de la force est parfois nécessaire pour faire respecter la loi, mais cela ne devrait pas être le plus fort qui décide la loi. Or, même aujourd’hui en démocratie, c’est bien souvent le cas.

Le corollaire de la loi du plus fort est la soumission aveugle. En effet, à défaut d’être soi-même le plus fort, et c’est le cas de la majorité des gens, au moins dans certaines situations, mieux vaut être soumis aux plus forts afin de survivre. La plupart des gens favorise l’obédience au détriment de l’empathie et le sens moral, comme en témoigne l’expérience de Milgram (voir ci-dessous).

Les effets de la loi du plus fort et de la soumission aveugle sont multiples : usage de boucs émissaires, oppression des femmes, détournement de la religion au service du pillage et du patriarcat, absence de compassion dans les milieux professionnels et politiques, isolement des plus vulnérables (personnes âgées, handicapées, mères célibataires à revenu modeste…), violence, vision malsaine du sexe…
Malheureusement, ces effets contribuent eux-mêmes à maintenir la cause, car la peur qu’ils engendrent accentue la soumission aveugle, c’est un cercle vicieux.

Si l’on caractérise le niveau d’évolution d’une société comme sa capacité d’assurer la sécurité et le moyen de s’épanouir à tous, alors on voit bien que cette capacité est directement corrélée aux respects des plus vulnérables, notamment celui des mères de l’humanité, les femmes.

Dans chaque société, le degré d’émancipation des femmes est la mesure naturelle de l’émancipation générale
(Charles Fourier)

La révolution française n’a pas changé la condition du peuple, les révolutions communistes non plus, et encore moins la décolonisation et les divers “printemps arabes”.
Seules les révolutions féministes, qui ont été pourtant les moins sanglantes, ont su amener une évolution profonde et durable, un adoucissement des mœurs et une justice sociale probablement uniques dans l’histoire humaine telle que nous la connaissons. Cela est particulièrement flagrant si nous comparons la société occidentale d’aujourd’hui avec les sociétés les plus patriarcales, qu’elles soient riches comme l’Arabie Saoudite ou misérables comme la Somalie. Car l’oppression des femmes est la forme la plus primitive de la loi du plus fort. La femme est le bouc émissaire final de toutes les formes d’oppression.

L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire
(Flora Tristan)

Remettre en question l’oppression des femmes permet donc d’ébranler toutes les autres formes d’oppression. C’est pour cela qu’une analyse du modèle patriarcal mérite une attention particulière.

Le patriarcat

Le modèle familial

Le patriarcat est un modèle familial qui donne tout pouvoir au père. Il décide au nom de la famille, il a toute autorité sur son épouse et ses enfants. Sa femme est sa propriété, donc ce qu’elle produit aussi, y compris les enfants.

la femme est notre propriété, nous ne sommes pas la sienne ; car elle nous donne des enfants, et l’homme ne lui en donne pas. Elle est donc sa propriété comme l’arbre à fruit est celle du jardinier.
(Napoléon, Mémorial de Sainte-Hélène, chap. 12)

Pour assurer le pouvoir du père, les sociétés les plus durement patriarcales vont jusqu’à assujettir toutes les possibilités des femmes à la permission du père puis du mari (droit de travailler, d’avoir un compte en banque, de voyager…). Quelques fois elles leur interdisent simplement toute liberté.
C’est un renversement total de l’objectif initial du droit, puisque celui-ci est censé servir la justice, notamment protéger les plus faibles des exactions des plus forts.

Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.
(Henri Lacordaire)

Ce modèle familial est directement issu de la loi du plus fort, qu’il contribue à maintenir. Ce modèle va jusqu’à contredire la nature elle-même, puisqu’il établit un système de filiation par le mâle, alors que le cordon ombilical lie l’enfant à sa mère.
Le système patriarcal oblige la femme à séduire l’homme pour survivre, alors que dans la nature, c’est le mâle qui est voué à séduire la femelle. Il force la femme à la disponibilité sexuelle pour assurer la sécurité de ses enfants, puisque le mariage est destiné à lier sexuellement une femme à un homme.
C’est aussi un modèle familial qui altère la solidarité entre femmes, puisque les femmes ne survivent que par leur mari, et craignent donc qu’une autre femme le séduise.

Les religions

La religion des cultures patriarcales est à l’image de ce modèle familial : Dieu / Allah / Yavhé / Brahma, est un créateur du monde tout puissant, maître de toutes les destinées, et qui attend de ses fidèles une parfaite obédience, celle-ci étant assimilée à de la pureté morale. Le rapport de l’humanité à Dieu est à l’image du rapport de la femme à l’homme, car l’humanité est engendrée par la femme, elle est la Terre primordiale de l’enfant.

Les religions patriarcales
Renald Luzier pour Charlie Hebdo


Les principes qui gouvernent les religions Abrahamiques sont tout autant contre nature. Elles écrivent que la femme est née d’une côte de l’homme, alors que la nature nous dit que tout homme naît du ventre d’une femme. On s’adresse à Dieu au masculin, alors que la nature nous dit que celle qui donne la vie est femelle. Les faits nous montrent que les crimes, les viols, les tortures, les destructions, sont commis en majorité par des hommes, mais c’est à une femme, Eve, à qui la Bible et la Torah font porter le poids de tous les péchés du monde. Les lois de Manu de l’hindouisme brahmanique, et l’Islam, prétendent que l’homme apporte la “semence” qui donnera un enfant

La femme est considérée par la loi comme le champ, et l’homme comme la semence
(loi de Manu, livre 9, paragraphe 33)

Pourtant, la semence végétale est un ovule dont le génome s’est uni à celui d’un gamète mâle, tout comme la première cellule de l’enfant.

La nature nous enseigne que la vie naît de la femelle, qui se trouve être plus vulnérable que le mâle, dans notre espèce. Peut-être cela n’est-il pas arrivé par hasard, peut-être la nature essaie t’elle de nous apprendre la compassion ?
La nature n’écrit pas sa Bible avec des mots, elle l’écrit avec des gènes. La sagesse de la nature est le résultat de millions d’années d’essais et d’erreurs, bien avant que son enfant humain n’écrive son premier symbole.

L’éducation

La manière d’éduquer les enfants suivant le modèle propre à son sexe, est directement issu du modèle patriarcal. Elle ne se fait pas en considération du bien être de l’enfant, mais simplement en conformité, en “soumission” à un modèle aux effets pervers.

Les jouets forment les fillettes à la séduction et aux activités domestiques. L’image de la femme qui leur sert de modèle identitaire, est créée par les proxénètes qui gouvernent les médias. Les fillettes apprennent tôt à se voir comme objet et non comme sujet, comme assistante et non comme créatrice.

Les jouets enseignent aux garçons à faire la guerre, à construire, à jouer en équipe. Le petit garçon apprend que sa vulnérabilité est sujette au mépris, ce qui affecte sa capacité à ressentir de l’empathie. C’est la conscience de notre vulnérabilité nous tourne vers les autres et nous enseigne la solidarité et l’empathie.

L’homme apprend un faux courage dans le mensonge, car se croire invulnérable est un mensonge.

Parfois il se croit vraiment supérieur, car il a construit son image de soi ainsi, et vit très mal le fait d’être déchu de son trône. Le patriarcat a tout pour séduire un homme qui ne sait pas s’élever autrement. Dans une société toute patriarcale, même le plus incapable des hommes peut se sentir comme un roi au milieu des femmes.

Il apprend que le sexe est un acte de conquête du mâle sur la femelle, le mâle qui asservit, salit et humilie la femelle, alors que la nature nous montre que la vie émerge du sexe de la femme.

Des chefs militaires disent parfois à leurs soldats, pour en faire des machines de mort : “vous devez tuer la femme en vous”.

Les faibles sont méprisés, détestés. Ce sont des boucs émissaires. Les hommes font donc la guerre dans le mépris de leur vulnérabilité, pour ne pas être des femmes, alors qu’ils devraient se battre pour la mère et l’enfant. Comment s’étonner alors que ces “guerriers” deviennent les pillards et les violeurs des populations conquises ?

Le rapport à la nature

Les dommages que l’humanité cause à la nature sont désormais notoires : empoisonnement des nappes phréatiques, des rivières et des océans, stérilisation des sols, extinction des espèces et des forêts, bouleversements climatiques, accumulation de déchets radioactifs à durée de vie multi-millénaire…
La nature est asservie, prostituée, dévorée… L’humanité use et abuse de Mère Nature comme elle le fait de sa mère, la femme. L’une ou l’autre de ces formes d’exploitation découlent du même état d’esprit malsain, qui a conduit l’homme à trôner un Dieu à son image, au point d’oublier que celle qui mérite notre vénération est celle qui nous a réellement tous enfanté-e-s: la nature.

L’expérience de Milgram

La question de l’obédience à l’autorité fût l’objet d’une expérience de Milgram en 1963, selon le protocole suivant : des sujets, sans passé judiciaire ni psychiatrique, reçoivent pour instruction de délivrer des chocs électriques à une personne dès qu’elle échoue à répéter correctement une liste de mots. Ils voient au début la personne se faire attacher au fauteuil et placer des électrodes, puis ils vont dans une pièce séparée où se trouvent l’appareil délivrant les chocs. L’intensité des chocs doit aller croissant, jusqu’à des grades décrits comme dangereux.
En réalité, la personne recevant les chocs électriques est un comédien, mais les sujets ne le savent pas. Il exprime sa douleurs par des cris et des coups sur le murs.
Peut-être pourrions-nous nous attendre à ce qu’un certain nombre de sujets refuse de délivrer les chocs ? En fait, tous ont obéit à l’instructeur, et une majorité (65%) sont allés jusqu’à l’intensité maximale. Certains se sont plaint à l’instructeur en cours de processus, mais lorsque celui-ci insistait pour qu’il délivre les chocs, ils se sont exécutés.
En variant les conditions expérimentales, Milgram note que l’obédience est moindre lorsque les sujets voient la victime, ou lorsqu’il y a désaccord entre instructeurs quant à la poursuite de l’expérience.

Expérience de Milgram, 1963
Expérience de Milgram, 1963 (source: “Hilgard’s introduction to psychology”, 1996, Rita L. & Richard C. Atkinson, Edward E. Smith, Daryl J. Bem Susan Nolen-Hoeksema)

Conclusion

Terminons ce chapitre par le discours passionné de Jackson Katz sur Ted.
Il souligne que le même système qui conduit des hommes à opprimer des femmes est également celui qui conduit des hommes à opprimer d’autres hommes. Il appelle les hommes à utiliser leur “culture de pairs” pour faire perdre leur statut aux hommes violents. Il invite les dirigeants à lutter sérieusement contre les violences faites aux femmes, non pas comme un signe de “sensibilité”, mais comme le moyen de leadership le plus courageux, intelligent et efficace.

Les modèles sociaux

Les enfants apprennent à interagir avec les autres en imitant leurs pairs, en particulier les personnes qui partagent des caractéristiques similaires, telles que l’âge ou le sexe. Les modèles sociaux sont efficaces même s’ils sont fictifs. Ils peuvent convaincre l’individu qu’il est moins prédisposé à certaines tâches. Cela a été expérimentalement démontré et cet effet est appelé “la menace du stéréotype”. En ce qui concerne les préjugés sexistes, leur effet peut être réduit lorsque les enfants apprennent, d’une part, que toute compétence peut être développée, et, d’autre part, que le sexe est déterminé par les organes génitaux, au lieu de vêtements ou d’attitudes.

L’observation et l’imitation

L’enfant peut apprendre par imitation (reproduction exacte d’un seul modèle) et par observation (règles générales établies sur plusieurs modèles). L’imitation et l’observation sont de puissants vecteurs de transmission culturelle.

L’imitation se fait plus particulièrement par rapport à un groupe d’appartenance ou un groupe de référence (groupe auquel le sujet n’appartient pas encore mais souhaite appartenir). C’est en observant sa famille, ses camarades, en regardant des livres, des films ou dessins animés, que l’enfant ou l’adolescent découvre les comportements caractéristiques de son groupe d’appartenance.

Effet de l'exposition à la violence sur les enfants
Effet de l’exposition à la violence sur les enfants.
Source : “Hilgard’s introduction to psychology”, 1996, Rita L. & Richard C. Atkinson, Edward E. Smith, Daryl J. Bem, Susan Nolen-Hoeksema

Selon Cordua, Mac Graw et Drabman, 1979, les modèles sont plus efficaces s’ils appartiennent à la vie réelle plutôt qu’aux médias. Cependant, Bandura, en 1973, note que l’observation de l’agressivité d’un modèle vivant entraîne l’imitation d’actes agressifs plus spécifiques, alors que l’observation de modèles filmés (réels ou dessins-animés) suscite des réactions plus agressives de toutes sortes.

Effet des différents types d'exposition à la violence
Diagramme de résultats d’une expérience montrant l’influence du visionnage de comportements agressifs sur des enfants (filles et garçons). Ils sont séparés en 5 groupes voyant chacun un scénario spécifique (avec les résultats de gauche à droite sur les courbes): agressivité dans la réalité, agressivité à la télévision, groupe contrôle, modèles non agressifs, aucun modèle. Le diagramme du haut montre les comportements qui sont la copie exacte des modèles, celui du bas les comportements agressifs totaux.
1996, Rita L. & Richard C. Atkinson, Edward E. Smith, Daryl J. Bem Susan Nolen-Hoeksema.

L’effet Pygmalion et la menace du stéréotype

Une étude de Frederique Autin, Fabrizio Butera et Anatolia Batruch, en 2018, montre que l’image qu’ont les enseignants d’un élève influence leur notation. Les résultats sont moins bons, pour une même copie, lorsque les enseignants croient que l’élève vient d’un milieu défavorisé. Cette expérience est reproduite dans le documentaire suisse “Dans la tête d’un pauvre” (à environ 19 min).

Plus inquiétant encore, l’image qu’a l’adulte de l’enfant modifie l’image que l’enfant a de lui-même. Cet effet a été démontré expérimentalement par les frères Rosenthal en 1968, qui lui donnèrent le nom d’effet Pygmalion.

Les frères Rosenthal firent passer des tests de QI à des enfants de classe primaire et donnèrent de faux résultats aux enseignants dès le début de l’année. L’analyse des résultats scolaires des élèves en cours d’année montre que les élèves faussement catégorisés comme “bons” ont tendance à mieux réussir que les élèves non catégorisés. Une nouvelle passation des tests chez ces élèves montre une augmentation du QI. Les élèves pour lesquels on n’avait pas créé d’attentes positives étaient évalués comme moins curieux, moins intéressés, moins heureux et ayant moins de chances de réussir dans l’avenir.
Comme seuls les enseignants connaissent les résultats aux tests, leur attitude différenciée vis à vis des élèves a nécessairement joué un rôle. Les frères Rosenthal n’observent pas précisément les mécanismes à l’oeuvre dans la transmission des préjugés de l’enseignant à l’élève. Le professeur a t’il moins interrogé, moins écouté et d’avantage critiqué l’enfant ? A quel moment l’image qu’à l’enseignant de l’élève est-elle devenue l’image de soi de l’élève ? Comment l’image de soi affecte t’elle la performance ?

Effet Pygmalion ou Prophétie auto-réalisatrice.
Effet Pygmalion ou Prophétie auto-réalisatrice.
Source : https://sites.google.com/site/7arosenthal/

Une étude menée par Claude Steele et Joshua Aronson peut répondre à cette dernière question.
Dans un article publié en 1995 dans “Journal of personality and social psychology”, ils montrent que les Noirs Américains ont de moins bonnes performances que les Américains blancs sur un test verbal (SAT) si on leur dit auparavant que ce test permettra de diagnostiquer leurs capacités intellectuelles. Il n’y a pas différence de performance si le test est présenté comme une tâche de laboratoire non-prédictive de leurs capacités intellectuelles. Il y avait une troisième condition dans laquelle le test était présenté comme un défi, bien que n’étant pas un test d’intelligence, pour lequel les résultats étaient entre les deux. Ils ont fait d’autres expériences montrant que les Noirs Américains avaient plus d’anxiété, de doutes sur eux-mêmes et de préjugés lorsque le test est censé mesurer leurs capacités intellectuelles.
Claude Steele et Joshua Aronson concluent que l’inquiétude suscitée par la menace d’un diagnostic intellectuel et même d’un défi, est due au préjugé des Noirs Américains sur leur capacité, et que ce manque de confiance en soi nuit à leur performance. Ils appellent cet effet “la menace du stéréotype“.

Différence de performances à un test verbal (SAT) entre Américains noirs et blancs, lorsque le test est dit prédictif de leur compétence et lorsqu'il ne l'est pas, et lorsqu'il est présenté comme un challenge.
Différence de performances à un test verbal (SAT) entre Américains noirs et blancs, lorsque le test est dit prédictif de leur compétence et lorsqu’il ne l’est pas, et lorsqu’il est présenté comme un challenge.
Source: Claude Steele & Joshua Aronson, 1995

Un autre article publié en 1997 dans la revue “American Psychologist” par Claude Steel, montre un phénomène similaire entre hommes et femmes. Les femmes réussissent moins bien que les hommes à un difficile test de mathématiques si elles sont informées à l’avance que le test montre généralement des différences entre les sexes, alors qu’il n’y a pas de différence significative entre les participants si l’on leur dit que les hommes et les femmes s’acquittent aussi bien de cette tâche. D’autres expériences ont également révélé que l’anxiété des participants après le traitement, et non leurs attentes ou leur compétence, prédisait leur performance.

Différence de performance entre hommes et femmes sur une tâche de mathématique, lorsqu'un préjugé est suggéré, et lorsqu'il ne l'est pas. Claude Steel, 1997
Différence de performance entre hommes et femmes sur une tâche de mathématique, lorsqu’un préjugé est suggéré, et lorsqu’il ne l’est pas.
Claude Steel, 1997

Au cours de la décennie qui a suivi, plus de 300 études ont été publiées à l’appui de cette conclusion.
Les résultats de ces expériences montrent que la menace de stéréotypes est souvent la situation par défaut dans les environnements de test. La menace peut être facilement induite en demandant aux élèves d’indiquer leur sexe avant un test ou simplement en présentant un rapport hommes / femmes plus important dans une situation de test (Inzlicht & Ben-Zeev, 2000). La menace du stéréotype affecte les performances des femmes en mathématiques (Nguyen et Ryan, 2008) et peut causer jusqu’à 20 points d’écart au test mathématique du SAT (Walton & Spencer, 2009). Les recherches d’Aronson ont également montré que même les femmes les plus performantes et motivées, déjà engagées dans des études et une carrière dans les STEM, sont sensibles à la menace du stéréotype.

Une expérience de Pascal Huguet (CNRS) et Isabelle Régner (Université de Toulouse) illustre d’une autre manière l’effet négatif du manque de confiance qu’ont les filles au sujet de leur compétence en mathématiques. Elles montrent que, parmi des enfants en 6e et 5e, garçons et filles réalisent en moyenne la même performance sur une tâche présentée comme une tâche de dessin. Mais si cette même tâche est présentée comme un exercice de géométrie, les filles réalisent une performance inférieure à celle des garçons.

Carol Dweck, chercheuse en psychologie sociale et du développement à l’université de Stanford, démontre qu’un “état d’esprit de croissance” (voir l’intelligence comme un attribut changeant et malléable qui peut être développé par l’effort) par opposition à un “état d’esprit fixe” (considérer l’intelligence comme un trait inné et incontrôlable) conduit à une plus grande persistance face à l’adversité et finalement le succès dans n’importe quel domaine.

Les personnes ayant un “état d’esprit fixe” ont tendance à éviter les défis, à abandonner facilement, à considérer les efforts comme infructueux, à ignorer les retours négatifs utiles et à se sentir menacées par le succès des autres. Tandis que les personnes ayant un “état d’esprit de croissance” relèvent le défi, persistent face aux échecs, voient dans l’effort le chemin de la maîtrise, tirent des leçons des critiques et du succès des autres. En conséquence, ils atteignent des niveaux de réussite sans cesse croissants.

En ce qui concerne les préjugés liés au genre sexuel, de nombreuses études montrent qu’un état d’esprit axé sur la croissance protège les filles et les femmes de l’influence du stéréotype selon lequel les filles ne sont pas aussi douées que les garçons en maths.
Carole Dweck et ses collègues ont mené une étude en 2005 dans laquelle un groupe d’adolescents apprenait que les grands mathématiciens possédaient un talent inné, tandis qu’un autre groupe apprenait que les grands mathématiciens étaient intéressés, engagés et avaient travaillé dur pour aboutir à leurs contributions. Ensuite, les adolescents passent un difficile test de mathématique. Les filles qui avaient reçu le message sur la nature innée de la compétence mathématique et le stéréotype de la moindre performance des femmes dans ce domaine, étaient nettement moins performantes que leurs homologues masculins. Cependant, aucune différence entre les sexes ne s’est produite parmi les élèves ayant reçu l’idée que la compétence se développe avec le travail, même lorsque le stéréotype sur les femmes était mentionné avant le test (Good et al. 2009).

Stevenson et Stigler (1992) notent que, dans les cultures qui produisent un grand nombre de diplômés en mathématiques et en sciences, y compris des femmes, la base du succès est généralement attribuée plus à l’effort qu’à des capacités innées. C’est le cas par exemple de l’Asie du Sud et de l’Est.

Tout cela est bien intéressant, pourriez-vous vous dire, mais au fond, n’y a t’il pas quand même quelques différences “naturelles” dans l’intelligence des hommes et des femmes ? Après tout, les plus grands génies ne sont-ils pas tous des hommes ?
Et bien non ! Simplement les génies féminins sont moins connus, moins médiatisés, et parfois spoliés. Je vous invite à découvrir certaines de ces femmes sur mon autre site (en anglais) : go-women.com

Modèle naturel vs modèle culturel du sexe

Il est intéressant de citer au sujet de la construction identitaire par imitation, une étude réalisée par Sandra et Daryl Bem (1996). Ils pensent que les enfants qui ont une définition biologique des différences sexuelles (les différences génitales) peuvent aussi avoir un sens plus solide de leur genre car ils ne craignent pas de perdre leur masculinité ou leur féminité s’ils s’engagent dans des comportements non conformes à leur genre. De tels enfants pourraient alors être moins sexuellement stéréotypés dans leurs attitudes et comportements, plus capables de résister aux pressions sociales les conformant à des rôles sexuellement typés, et plus tolérants vis à vis des autres personnes qui ne s’y conforment pas.
Au contraire, les enfants qui identifient le sexe d’une personne par des indicateurs culturels tels que l’habillement et la coiffure tendraient par conséquent à être plus stéréotypés sexuellement.

Cette idée est supportée par une étude faite auprès d’enfants de 27 mois auxquels il fut demandé de reconnaître le sexe de personnes figurant sur un catalogue et habillées de manière conventionnelle par rapport à leur genre. Les enfants capables de répondre correctement – à peu près la moitié d’entre eux – furent désignés comme “attributeurs précoces”.
L’observation de ces enfants révéla que, comparés aux autres enfants, les “attributeurs précoces” consacrent deux fois plus de temps aux jouets sexuellement typés. De plus, leur père est plus susceptible que les pères des autres enfants de croire que filles et garçons devraient jouer avec des jeux différents, qu’ils ne devraient pas voir une personne de l’autre sexe nue, et qu’ils ne devraient pas recevoir d’informations sexuelles. Ils ont aussi plus tendance à éviter de répondre aux questions de leur enfant à propos des sexes et à tenir des propos plus traditionnels sur les femmes que les autres pères. Ces différences ne furent pas observées chez les mères (Fagot et Leinbach, 1989). Ces résultats sont cohérents avec les observations notées dans l’encadré de l’article “L’apprentissage par l’action” selon lesquelles les pères se sentent plus concernés que les mères par les comportements sexuellement typés de leur enfant.

Sandra et Daryl Bem concluent qu’enseigner aux enfants le plus tôt possible que les organes génitaux sont la caractéristique essentielle définissant la féminité et la masculinité, pourrait les immuniser contre l’acceptation inconditionnelle des rôles culturels de genre.

Cet enseignement fourni à un âge critique, entre deux et six ans, pourrait inciter ces futurs citoyens libérés des stéréotypes sexuels à être naturellement plus radicaux que leurs parents dans l’opposition au sexisme et aux représentations de genre.

La différence entre les enfants éduqués avec et sans définition génitale des genres est amusément illustrée par le propre fils de Sandra et Daryl Bem, Jeremy, qui un jour décida naïvement de porter des barrettes à l’école maternelle. Un autre petit garçon décida que Jeremy devait être une fille puisque “seules les filles portent des barrettes”. Jeremy, après avoir entendu de nombreuses confirmations de ses parents, répondît finalement que “porter des barrettes ne signifie rien, être un garçon veut dire avoir un pénis et des testicules”. L’autre garçon ne fut pas impressionné. Il dît simplement que “tout le monde a un pénis, seules les filles mettent des barrettes !”.

Il serait intéressant de poursuivre cette étude en interrogeant des enfants fréquentant des camps naturistes. J’ai moi-même fréquenté ces camps étant enfant et, je ne sais pas si cela est lié, mais il est vrai que, jusqu’à ce que j’atteigne l’adolescence et subisse la pression de mes pairs, je ne me souciais pas de démontrer ma féminité par ma conduite ou mon habillement.

Ces recherches contredisent l’opinion de Freud qui affirmait que la découverte précoce des différences génitales entre les sexes conduit inévitablement au développement identitaire sexuel conventionnel.

La nudité est-elle sexuelle ?

Si on laisse les enfants aller nus, par exemple, dans le contexte des vacances, qu’en est-il des adultes ? Ne devraient-ils pas être nus comme les enfants, afin qu’ils sachent que ce n’est pas différent ? Mais, cela ne risque t’il pas de dégénérer en harcèlements sexuels ?
En fait, c’est bien l’habillement qui sexualise la nudité, car les seules personnes du sexe opposé que l’on voit nues sont celles avec lesquelles on a des rapports sexuels, ou celles que l’on voit dans les médias dans des mises en scène érotiques. Parmi les chasseurs-cueilleurs, la nudité est courante, sans susciter d’excitation sexuelle. Les animaux et les plantes sont nues, cela n’a rien de sexuel. La frontière entre le “décent” et l'”indécent” (ce qui est sexuel ou non), dépend justement de la quantité de vêtements que l’on est habitué-e à voir sur son prochain.

L’apprentissage par l’action

Nous apprenons principalement en construisant des associations sur des besoins de base. Ce processus s’appelle le conditionnement. Des associations plus complexes telles que les symboles, se produisent plus tard. Les étapes du développement de l’enfant ont été étudiées par Piaget. Dans ce processus, l’action de l’enfant sur son environnement joue un rôle central.

Le conditionnement

On distingue le conditionnement classique, qui est l’apprentissage d’une association entre deux stimuli (deux sensations provoquées par l’environnement), et le conditionnement opérant (ou instrumental), qui est l’apprentissage d’une association entre un stimulus et une réponse comportementale.

Le conditionnement classique – apprendre une association entre stimuli

Le conditionnement classique fût découvert au début du siècle par Pavlov qui expérimenta sur le chien : un stimulus neutre, comme le son d’une cloche, déclenche une réponse d’orientation. Associé à un stimulus inconditionnel, comme une boulette de viande, provoquant une réponse inconditionnelle d’ordre neurovégétative, dans notre exemple une salivation, le SN acquiert au bout d’un certain nombre de répétitions de l’association une valeur de stimulus conditionnel, c’est à dire que sa présentation seule suffit à déclencher la réponse neurovégétative.
La réponse est alors appelée réponse conditionnelle. Ceci peut être résumé de la façon suivante :

1) son de cloche => orientation
2) boulette de viande + son de cloche => salivation
3) son de cloche => salivation

Le conditionnement classique modèle une perception du monde : les stimuli qui composent notre environnement, ceux qui ne sont pas ignorés par habituation (voir ci-dessous), évoquent des associations chargées émotionnellement (confiance, plaisirs, peur, malaise, colère…) auxquelles peuvent répondre des comportements appropriés (approche, évitement, agressivité…), et la relation entre stimulus et réponse est indirecte et construite.

Le conditionnement opérant – apprendre une association entre stimulus et réponse comportementale

Basé aussi sur la création d’associations stimulus-réponse, c’est le comportement du sujet qui va provoquer l’apparition d’un événement désirable (ou la disparition d’un élément indésirable). Le conditionnement opérant forge les modes d’action du sujet sur son environnement.

Par exemple, l’effort de travail d’un élève récompensé par de bons résultats scolaires peut provoquer la persévérance ou l’augmentation de son travail.
Lorsqu’il fait preuve de comportements agressifs et que cela provoque le respect de ses pairs, il est encouragé à reproduire ces comportements.

Un comportement peut être à l’inverse inhibé par l’absence de récompense ou l’apparition de punitions. Si, à l’inverse de l’exemple précédent, un comportement agressif conduit un enfant à être rejeté par ses pairs, il est incité à éviter ce comportement.

Dans toutes les formes de conditionnements, l’absence de stimulus inconditionnel ou de renforcement produit une extinction de la réponse émotionnelle ou du comportement opérant.

Les stimuli ayant valeur de renforcements, au départ primaires et communs à tous les individus, sont petit à petit différés : ils sont atteints indirectement au moyen de renforcements secondaires, particuliers à l’histoire de chaque individu, à un groupe social ou à une culture nationale. Par exemple, l’argent constitue un renforçateur secondaire car il permet l’assouvissement d’autres besoins.
Outre l’élaboration d’intermédiaires, les relations stimulus-réponses sont par nature mouvantes aux expériences, elles se généralisent aux stimuli analogues ou co-occurrents, ou au contraire s’affinent : un composant du stimulus seulement reste renforcement ou punition après que d’autres stimuli similaires n’ayant pas ce composant n’aient pas été suivis des mêmes effets.
Les associations se complexifient, et les perceptions et comportements résultants de conditionnements antérieurs préparent les associations futures, comme un réseau qui se développe et reste ouvert.

Une question peut se poser à la lecture des recherches le conditionnement : quelle est la nature des besoins primaires auxquels se greffent les renforcements secondaires et comportements ?

Les études sur la motivation proposent des théories sur besoins fondamentaux :
– Les besoins physiologiques : l’expérimentation animale dans les recherches béhavioristes utilisent fréquemment la faim et l’évitement de la douleur.
– Les besoins sociaux : notamment l’attachement (Bowlby), la tendresse (Harlow), l’affiliation (résultant du phénomène d’empreinte décrit par Konrad Lorenz). Nous pouvons penser que pour être satisfaits ces besoins vont conduire par conditionnement à l’élaboration de certains comportements et d’une réceptivité adaptés à notre entourage relationnel et aux convenances sociales. Ainsi des renforcements secondaires apparaissent, telle l’estime qui permet une affiliation au groupe social.
– Les besoins cognitifs : ont été identifiés les besoins d’exploration (Butler), de manipulation (Harlow), et la curiosité, qui, selon Berlyne, se décompose en besoins de nouveauté, de complexité, d’incongruité et de conflit.

Abraham Maslow propose de hiérarchiser les besoins humains selon une pyramide, avec l’idée que chaque niveau de besoin ne peut être satisfait que si les précédents le sont :

Pyramide de Maslow
Pyramide de Maslow

L’habituation et la sensibilisation

L’habituation

Nous sommes soumis en permanence à une quantité illimitée d’informations. Or, afin de conserver une certaine stabilité cognitive (ou de respecter la vitesse de développement des structures cognitives), il nous faut pouvoir discriminer les stimulations pertinentes du “bruit de fond” continu de notre environnement.
L’habituation joue ce rôle : la présentation d’un stimulus provoque une réaction d’orientation (fixation visuelle du stimulus) et sa répétition est suivie d’une baisse progressive du temps de fixation du regard sur le stimulus jusqu’à la disparition de la fixation.
L’habituation se distingue de la fatigue musculaire ou de l’adaptation sensorielle par le fait qu’elle est une réponse spécifique à un stimulus.
Comme les réponses conditionnées, l’habituation se généralise ou au contraire se précise par rapport à des stimuli présentant des caractéristiques communes. L’habituation peut aussi s’éteindre, il s’agit de :
– La déshabituation si un stimulus nouveau est présenté presque en même temps qu’un stimulus auquel le sujet a été habitué.
– La récupération spontanée si l’intervalle entre chaque présentation d’un même stimulus est relativement long.

L’habituation est un instrument puissant pour conserver l’inertie des foules. Elle est utilisé notamment par le gouvernement pour faire tolérer par petites quantités progressives des mesures impopulaires (augmentation d’impôts, baisse de subventions…).

Pareillement, l’image dégradantes des femmes dans les fictions (présentées comme moins intelligentes, plus superficielles et moins courageuses que les hommes), par leur caractère systématique, ne suscitent plus l’attention, elles deviennent inconscientes et donc les biais qu’elles induisent dans nos jugements sont plus difficiles à isoler et à contrôler.

La sensibilisation

La sensibilisation est provoquée par la présentation d’un stimulus attractif, suffisamment souvent pour être mémorisé, mais pas assez souvent pour causer de l’habituation. Une sensibilisation apparaît lorsque le stimulus créé ou augmente un besoin ne pouvant être satisfait que par appropriation de la source.

La publicité s’appuie sur la sensibilisation : un besoin est créé par la présentation répétée d’un produit et des avantages qu’il procure. Le besoin ne peut être satisfait que par l’achat du produit.

Les associations complexes

Alors que les associations se complexifient, des généralités se dégagent. Elles vont fonder le raisonnement abstrait, qui s’accompagne ou non de symboles.

Selon le courant constructiviste qu’a fondé Jean Piaget, c’est l’action de l’enfant sur son environnement qui va l’amener à construire un savoir de plus en plus abstrait. En mettant l’accent sur l’action de l’enfant, Piaget formule implicitement une critique sur la dispense du savoir de façon académique, du moins chez les plus jeunes enfants.

L’apprentissage devrait partir du concret vers l’abstrait, en laissant l’enfant manipuler les objets rattachés aux concepts qu’elle ou il doit apprendre.

Cette conception de l’apprentissage avait déjà été formulée, quelques années auparavant, par Maria Montessori.

Les observations faites par Piaget d’enfants à différents âges lui ont permit de définir les phases suivantes (j’utilise la forme féminine pour éviter de surcharger le texte de “elle/il” ou “il/elle”) :

– De 0 à 2 ans, l’enfant est dans la phase sensori-motrice : elle apprend par essais et par erreurs la relation entre ce qu’elle fait et ce qu’elle ressent (relation décrite aussi plus haut dans “le conditionnement opérant”). A la fin de ce stade, elle est consciente de “la permanence de l’objet”, c’est à dire que l’objet continue d’exister même si elle ne le perçoit plus
Exemple : lorsqu’on cache un jouet sous un linge, le bébé de 8 mois cesse de le regarder. Lorsqu’il est un peu plus âgé, il soulève le linge pour retrouver le jouet.

– De 2 à 6-7 ans, l’enfant est dans la phase pré-opératoire : elle apprend à parler, donc à associer des choses à des symboles. Elle apprend progressivement les notions de quantité, d’espace, de temps, mais reste essentiellement ancrée dans l’expérience immédiate. Elle ne voit pas le point de vue d’autrui comme différent du sien.
Exemple : lorsqu’une enfant de 4 ans voit la même quantité d’eau versée dans des vases de formes différentes, elle dit qu’il y a plus d’eau là où elle voit le niveau de l’eau le plus élevé.

– De 6-7 ans à 11-12 ans, c’est la phase des opérations concrètes : l’enfant est capable d’apprendre des mathématiques. Mais les raisonnement logiques restent en relation avec le concret.
Par rapport à l’exemple précédent, l’enfant est désormais capable de dire qu’il y a en fait autant d’eau dans chacun des vases. Mais si on lui fait construire, avec des cubes, une tour sur une surface étroite, qui ait le même volume qu’un tour construite sur une surface plus large, elle réalise un montage approximatif avec des tentatives de calculs erronées.

– De 11-12 ans à 14 ans, l’enfant est dans le stade des opérations formelles : elle devient capable de réfléchir sur des questions morales et philosophiques.
L’enfant peut construire la tour de l’exemple précédent en calculant précisément le nombre de carrés nécessaires pour obtenir le même volume.

https://www.youtube.com/embed/UEoqByYS9XY

Les observations de Piaget furent critiquées, car l’enfant pourrait ne pas comprendre certaines question en raison d’immaturité verbale, et non pas conceptuelle. Des expériences de Markman (1979), entre autres, montrent que les enfants sont capables de reconnaître des égalités de quantités malgré des dispositions spatiales différentes, à un âge plus précoce que celui observé par Piaget.

Piaget note aussi deux processus distincts dans l’apprentissage : l’assimilation et l’accommodation. Dans le premier cas (assimilation), le sujet interprète et retient les informations en provenance de l’environnement, en fonction de ses connaissances existantes. Dans le second cas, l’accommodation, le sujet remet en cause ses connaissances et donc ses interprétations futures, en fonction des nouvelles informations fournies par l’environnement.
L’accommodation implique une plus grande flexibilité mentale, donc un plus grand effort intellectuel.

Les connaissances existantes influent donc sur la capacité à acquérir de nouvelles connaissances : respectant un principe d’économie d’effort, nous sommes plus perméables à l’acquisition d’information qui sont cohérentes avec ce que nous connaissons déjà, plutôt que changer certaines choses qui ne croyons connaître pour tenir compte des nouvelles informations.

Ce phénomène contribue à expliquer le maintien de préjugés ou de connaissances académiques obsolètes par les institutions scolaires et universitaires, par exemple.
Cela explique aussi pourquoi nous avons le sentiment d’apprendre moins à l’âge adulte. Étant enfant, le besoin de nous adapter pour apprendre à survivre est évident. Mais lorsque nous sommes entrés dans une situation professionnelle et familiale relativement stable, ce besoin est moins fort, donc la tendance naturelle à minimiser l’effort est prévalent, et nous nous contentons d’assimiler sans remettre en cause nos schémas de pensées.

La capacité d’accommodation peut toutefois revenir lors d’une remise en cause de la situation professionnelle ou familiale, ou lors d’une expatriation impliquant la nécessité de s’adapter à une culture et une langue étrangère, ou encore, lorsque nous avons une motivation particulière à apprendre quelque chose de totalement nouveau.

Les études les plus récentes qui témoignent de l’importance de l’action de l’enfant sur son environnement et de la nécessité de pédagogies personnalisées sont l’objet du documentaire “Demain, l’école” par Frédéric Castaignède, 2017.

Effet de l’éducation sur le genre sexuel

Lorsque le bébé naît, son système nerveux est peu développé. Il va grandir rapidement en fonction des premières expériences qui se présentent à lui.

Échantillon de réseau neuronal du bébé de 0 à 24 mois
Échantillon de réseau neuronal du bébé de 0 à 24 mois

Des observations effectuées dans le foyer d’enfants de moins de 6 ans ont montré que les parents stimulent leur fille à prendre soin de leur habillement, à danser, jouer avec des poupées, mais la surveillent lorsqu’elle manipule des objets, coure, saute et grimpe. Par contraste, les parents encouragent leur garçon à jouer aux cubes mais le critiquent dès qu’il joue aux poupées, demande de l’aide, ou même lorsqu’il se porte volontaire pour aider (Fagot, 1978). Les parents ont tendance à demander plus d’indépendance des garçons et ont plus d’attentes vis à vis d’eux, ils répondent aussi moins rapidement à leurs demandes d’aide et les concentrent moins sur les aspects interpersonnels d’une tâche. Enfin, les parents punissent verbalement et physiquement leur fils plus souvent que leur fille (Maccoby et Jacklin, 1974).

Jouets "de garçon"
Jouets "de fille"

Certains ont suggéré qu’en réagissant différemment avec les filles et les garçons, les parents n’imposent pas nécessairement leurs propres stéréotypes mais réagissent simplement à de réelles différences innées entre les comportements des deux sexes (Maccoby, 1980).
Pourtant, d’autres expériences montrent que les adultes approchent les enfants avec des attentes stéréotypées qui les amènent à traiter les garçons et les filles différemment, et ce, dès la naissance.
Dans une de ces expériences, des étudiants regardent une cassette vidéo d’un bébé de 9 mois montrant une forte mais ambiguë réaction émotionnelle devant un diable en boîte. La réaction est plus souvent étiquetée comme étant de la colère quand le bébé est présenté comme un garçon, et de la peur quand le même bébé est présenté comme une fille (Condry et Condry, 1976). Dans une autre étude, quand un enfant est appelé David, il est considéré en des termes plus durs par les sujets que lorsque le même enfant était appelé Lisa (Bern, Martina et Watson, 1976).

Les pères apparaissent plus concernés par le comportement sexué que les mères, particulièrement avec leur fils. Ils tendent à réagir plus négativement que les mères (en interférant dans le jeu de l’enfant ou en exprimant une désapprobation) quand leur fils joue à des jouets “de filles”. Les pères sont moins préoccupés quand leur fille s’engage dans des jeux “masculins”, mais montrent tout de même plus de désapprobations que les mères (Langlois et Downs, 1980).

Mais si les parents et les autres adultes traitent les enfants de manière stéréotypée, les enfants eux-mêmes sont très sexistes. Le groupe des pairs renforce les stéréotypes bien plus sévèrement que les parents. Ainsi les parents qui tentent d’exclure les stéréotypes dans l’éducation de leur enfant – en encourageant l’enfant à s’engager dans une large panoplie d’activités sans les étiqueter de féminines ou masculines, ou en jouant des rôles non traditionnels à la maison – sont souvent déconcertés de voir leurs efforts détruits par la pression des pairs. Ceux-ci sont rapides à se moquer d’un garçon qui joue avec des poupées, pleure lorsqu’il est blessé, ou se montre tendrement concerné par la détresse d’un autre enfant. A l’inverse, les filles ne semblent pas s’opposer lorsque d’autres filles s’engagent dans des jeux dits “masculins” (Longlois et Down, 1980).

Ceci dénonce un phénomène général : les tabous dans notre culture contre les comportements féminins chez les garçons sont plus forts que ceux contre les comportements masculins chez les filles. Etre un garçon “efféminé” est beaucoup moins acceptable qu’être une fille “masculine”. Les garçons de 4-5 ans sont plus susceptibles d’essayer des jouets et des activités “de filles” (tels qu’une poupée, un rouge à lèvre et un miroir, du matériel de coiffure…) lorsque personne ne les regarde, qu’en présence d’un adulte ou d’un autre garçon. Pour les filles, la présence d’un témoin fait peu de différence dans leur choix de jouets ou d’activités (Kobasigawa, Arakaki et Awiguni, 1966 ; Hartup et Moore, 1963).

Les études décrites ci-dessus proviennent d’un ouvrage publié en 1996 aux USA “Hilgard’s introduction to psychology”, 12e edition, de Rita L. et Richard C. Atkinson, Edward E. Smith, Daryl J. Bem et Susan Nolen-Hoeksema.

Publicité d'un magasin suédois: un petit garçon au milieu de toutes sortes de jouets
Publicité d’un magasin suédois: un petit garçon au milieu de toutes sortes de jouets

Le Monde Diplomatique expose une série d’études publiées dans le numéro “Femmes, le mauvais genre ?” de la collection “Manière de voir” de mars-avril 1999. L’article d’Ingrid Carlander “Une peur irraisonnée des sciences” décrit des observations par caméras cachées qui révèlent que les professeurs de sciences consacrent davantage de temps aux garçons, de l’ordre de 20%. Manuels et problèmes se réfèrent fréquemment aux centres d’intérêts considérés comme “masculins”. Les filles sont moins souvent interrogées et, si elles le sont, elles se voient fréquemment interrompues. Le professeur a tendance à encourager les filles pour leur bonne conduite ou la propreté de leur copie ; les garçons, pour la justesse de leur raisonnement.

Verena Aebischer dans “Les processus de construction identitaire chez les filles” (1991), cite des observations réalisées dans des classes d’école : les enseignants sollicitent bien plus souvent la participation des garçons que celle des filles (Guibert, 1987 ; Valabrègue, 1989), leur font d’avantage confiance dans les matières scientifiques et techniques (Marquès, 1990), leur adressent la parole plus fréquemment (Milner, 1989) et s’intéressent d’avantage à ce qu’ils font.

La fin de vie

J’ai regardé plusieurs reportages et débats sur la question des soins palliatifs et de l’euthanasie. Certains défendent le libre choix de mourir lorsque des souffrances deviennent intolérables, et que les soins palliatifs ne suffisent pas à les soulager. Que peuvent en effet les drogues délivrées en soins palliatifs contre l’étouffement, la paralysie ou la perte sensorielle ? Sont-elles seulement suffisantes contre les souffrances physiques et psychologiques les plus intenses ?
D’autres défendent l’idée que les patients qui font le choix de l’euthanasie ne sont pas tout à fait lucides, et que les soins palliatifs suffisent à les soulager. Ils craignent aussi, légitimement, que le choix de l’euthanasie soit fait par refus de peser sur son entourage.
Il y a aussi la question de la conscience des professionnels de santé, car, si la majorité des gens souhaite avoir le libre choix de mourir, bien peu sont prêts à tuer, même à la demande d’un patient.

J’aimerais donc enrichir ce débat avec ma propre expérience. J’ai assisté à la mort de ma mère en soins palliatifs. Cela m’a laissé un profond traumatisme. Peut-être qu’en partageant mon vécu, j’aiderai à d’autres à éviter l’horreur que j’ai connue.

Je vivais en Belgique, non loin du Luxembourg. Je rendais régulièrement visite à mes parents dans la banlieue lilloise. C’est au cours d’une de ces visites, en septembre 2016, que j’ai trouvé ma mère en souffrance. Sa douleur était peu visible en journée, car elle ne se plaignait pas. Mais j’ai appris qu’elle avait du mal à dormir. Elle devait se tenir assise, car un poids sur ses poumons l’empêchait de respirer. Une radiographie de ses poumons était prévue, mais dans plusieurs mois.
Sa meilleure amie lui avait fait remarqué que certains de ses symptômes ressemblaient à ceux qu’elle avait eus lors de son cancer du sein il y a une vingtaine d’années. Mais son médecin traitant réfutait l’idée qu’elle puisse avoir un cancer.
Je n’avais alors pas pris la mesure de la gravité de la situation. Je lui ai simplement commandé sur internet le genre d’appui-tête qu’on utilise en avion pour pouvoir se reposer assis.
J’ai appris, des années plus tard, en lisant le journal de mon père, que déjà en août, elle était très fatiguée et devait souvent s’allonger la journée, et qu’en septembre, elle avait des absences de mémoire, elle errait sans trop savoir où, et elle était irritable et fatiguée.
J’y suis retournée quelques semaines plus tard, début octobre. Le blanc de ses yeux était devenu gris. Ses mains étaient gonflées. Toute joie avait quitté ses traits, et ses sourcils étaient froncés. Elle dormait assise, penchée en avant. Mon père n’osait plus dormir à ses côtés. Il sentait qu’au lieu de soulever sa poitrine, la respiration de ma mère soulevait son dos, et cela l’angoissait. Ma mère appréhendait en permanence les pics de douleurs intenses qui survenaient parfois et qui rendaient sa respiration encore plus difficile.
Je n’avais pourtant toujours pas réalisé à quel point c’était grave. Le 9 octobre, je lui ai donné une pilule d’Actifed rhume jour et nuit, croyant l’aider à mieux respirer, comme c’est le cas pour moi lorsque je suis enrhumée. C’était profondément stupide, et je ne savais pas qu’en fait ce traitement était dangereux, car il contient un vasoconstricteur, et ma mère était cardiaque. Son cœur s’est mis à battre rapidement. Elle était paniquée. J’ai appelé les urgences. Le CHU de Lille l’a accueilli. Son rythme cardiaque était le double de la normale, mais il a pu progressivement être réduit.
Je suis repartie chez moi le lendemain, car j’avais à l’époque un emploi à temps plein et je devais reprendre le travail.
Le 15 octobre, alors que ma mère était toujours à l’hôpital, le diagnostic a été posé : elle était atteinte d’un sarcome, c’est-à-dire un cancer des tissus mous. Ses poumons étaient entourés de tumeurs. Je pensais qu’elle allait être soignée. Les examens n’avaient pas révélé de métastase. Et je ne pouvais tout simplement pas croire que ma mère allait mourir.
Sa souffrance n’était traitée qu’avec du paracétamol. Le traitement approprié à ce type de cancer n’était pas compatible avec ses problèmes de cœur, donc une doctoresse lui a posé une plaque sous la poitrine censée contenir un autre traitement, je ne sais plus lequel, mais il s’est révélé totalement inutile. Il a donné de faux espoirs à ma mère et a sa famille, et a prolongé sa souffrance.
Elle a été transférée de services en services pour des soins et des tests et s’est trouvée finalement, le 18 octobre, à l’hôpital Huriez.
Le samedi 22 octobre, elle est revenue à la maison. Elle reposait dans la chambre à côté de celle de mon frère, avec encore de grandes difficultés à respirer. Elle était toujours incapable de s’allonger, à cause de la douleur qui lui serrait la poitrine. Cette même douleur l’empêchait de dormir, elle somnolait en gémissant. Elle est retournée à l’hôpital le lendemain, mais elle ne recevait toujours rien d’autre que du paracétamol pour traiter sa douleur. Le lundi, elle a été transférée à Oscar Lambret, et le mardi, elle est revenue à la maison avec des soins à domicile.
Le vendredi 28 octobre mon frère a appelé les urgences à cause de la souffrance de ma mère. Elle n’est restée à l’hôpital que jusqu’au mardi 1er novembre, toujours en souffrance, mangeant à peine et maigrissant.
Le vendredi 4 novembre mon frère a appelé de nouveau les urgences, à 4h du matin, tellement maman souffrait et gémissait. Elle est alors hospitalisée à Calmette.
Je suis revenue à la maison le lendemain de cette hospitalisation. Je lui ai rendu visite dans sa chambre, accompagnée de mon père. Elle envisageait l’euthanasie.
Un médecin nous a convoqués pour discuter des suites à donner au sort de ma mère. Nous nous y sommes rendus, mon père, mon frère et moi, et il nous a révélé qu’il n’y avait plus d’espoir. Il fallait donc passer aux soins palliatifs, à savoir accompagner sa fin de vie en réduisant ses douleurs autant que possible. Il trouvait d’ailleurs discutable la pose de la plaque et la durée au cours de laquelle ma mère a été livrée à sa souffrance, avec simplement du paracétamol pour la soulager. Nous étions dévastés par cette nouvelle, mais en même temps soulagés d’apprendre que sa souffrance allait enfin être traitée.
Il devait encore obtenir l’accord de ses confrères en conseil, et, pendant ce temps, je suis restée au côté de ma mère. Elle a été alors frappée par un de ces pics de douleurs qui lui causaient des paniques respiratoires. J’ai appelé les médecins. Le médecin qui nous avait reçus est venu, accompagné d’une consœur, amenant sur un chariot un appareil. Ils ont posé deux cathéters reliés à l’appareil. J’ai appris plus tard que l’un d’eux délivrait de la morphine, l’autre de l’hypnovel. La panique de ma mère a aussitôt cessé. Elle s’est exclamée « Je n’ai plus mal au dos ! ».
À ce moment-là nous ne savions pas que ma mère n’avait plus quelques jours à vivre. Lorsque j’ai demandé à un médecin si nous pourrions passer Noël ensemble, il a estimé que c’était peu probable, sans plus de précision. Je suis donc rentrée chez moi en Belgique. J’ai demandé à mon employeur un congé pour pouvoir revenir auprès de ma mère, mais je ne pensais pas devoir le faire avant deux ou trois semaines. Mon frère et mon père allaient voir ma mère tous les jours, et je prenais des nouvelles par téléphone tous les jours. Le 8 ou 9 novembre, mon père m’a révélé que mon frère restait nuit et jour auprès de ma mère, et qu’il était épuisé. Il me demandait de venir le remplacer dès que possible. J’ai donc demandé un congé immédiat à mon employeur, en lui expliquant la situation. Je suis arrivée le jeudi 10 novembre 2016. Entre temps, elle avait été transférée à Oscar Lambret, à la demande de mon frère, car il s’y trouve plus de spécialistes du cancer.
Ma mère était là avec sa meilleure amie, venue lui rendre visite. Elle m’a fait un grand sourire. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu un sourire aussi radieux sur les lèvres de ma mère. Son amie nous a laissées. J’étais heureuse de passer ce temps avec elle. Les soins palliatifs dont ma mère a bénéficié m’ont permis de vivre des moments précieux. Je me suis assise à côté d’elle, dans son lit et nous avons regardé la télé.
La nuit, j’ai déplié le petit lit situé à côté du sien. Je m’y suis allongée, et j’ai gardé le contact en lui prenant la main. Elle l’a tenu quelques minutes, puis elle a mis ma main sous son dos, comme elle le faisait quand j’étais petite fille et que je dormais à ses côtés. Je l’avais oublié, et ce souvenir m’est revenu alors. Comme j’ai regretté de ne lui avoir pas tenu la main plus souvent !
Il était prévu que je reste cinq jours et quatre nuits, avant que mon frère me relaie, puis que l’on continue comme cela, à raison de trois ou quatre nuits chacun.
Ma mère ne dormait pas. Elle somnolait en gémissant, assise, penchée en avant. La journée, elle recevait, à ma demande, un peu moins d’hypnovel. Cela lui permettait d’être plus alerte et capable d’interagir. Elle revenait à un taux plus élevé la nuit.
Dans la nuit du samedi 12 au dimanche 13 novembre, la dose d’hypnovel avait été augmentée, passant de 1 à 1.3 si je me souviens bien. Le matin, j’ai vu que ma mère avait bavé énormément suite à cette administration, et qu’elle tentait de se mouvoir pour se redresser, mais n’y parvenait pas. Par ailleurs, elle ne semblait pas capable d’interagir et donc d’exprimer ses volontés.
J’ai demandé que l’on revienne à 1 pendant la journée, et que l’on continue d’augmenter la dose la nuit, car c’est à ce moment qu’elle souffre le plus.
En fait, elle cessa effectivement de baver, mais elle ne bougea plus. Elle sut répondre oui à une question, je crois que c’était à propos de sa toilette, mais je ne suis même pas sûre qu’elle avait bien compris la question. Elle n’a pas exprimé de souffrance à ce moment-là.
Après la toilette (vers 9-10h), elle n’interagissait plus du tout. Les infirmières ont légèrement baissé son dossier pour reposer la nuque. Moi je l’ai remonté sachant qu’elle respirait moins bien ainsi. J’ai senti que cela ne faisait pas de différence dans sa respiration, donc j’ai remis le dossier du lit dans la position qu’avaient mise les infirmières auparavant. Était-ce une erreur ?
Elle est demeurée toute la journée ainsi, avec une respiration saccadée et sifflante. J’ai souvenir d’avoir vu une larme couler sur sa joue.
Un médecin est passé dans la journée. Il a prescrit une augmentation de l’hypnovel en me disant que cela serait effectivement augmenté au moment où je jugerai cela utile. Je ne savais pas si ma mère souffrait ou non. Le médecin m’a juste dit que ce n’est pas parce que sa respiration était sifflante qu’elle était en souffrance. Je n’ai donc pas osé demander aux infirmières d’augmenter l’hypnovel.
Les infirmières suggéraient d’augmenter, mais elles ne disaient pas qu’elle souffrait en l’état, ou qu’elle souffrirait moins avec l’hypnovel, juste que cela détendrait les muscles. Du coup, je ne savais pas si cela n’allait pas juste la paralyser davantage et donc l’empêcher de se mouvoir et de respirer, tout en étant consciente d’étouffer.
Il faut dire que je ne faisais pas confiance à ces femmes. Je ne pense pas qu’elles soient mauvaises, au contraire, elles essayaient de bien faire et leurs gestes étaient attentionnés, mais je ne les croyais pas aptes à savoir ce qui est le mieux pour ma mère. La raison est que, lorsque je les ai laissées un moment seules avec maman pour qu’elles fassent sa toilette, et que je suis revenue, elles étaient en train de faire plus qu’une toilette intime sur maman, je crois qu’elles tentaient de mettre un gel anesthésiant sur le canal urinaire, car elle s’était plainte auparavant de douleurs. Le problème, c’est qu’à ce moment-là, ma mère ne pouvait pas comprendre ce qu’elles faisaient, et donc donner son consentement pour un acte aussi intime. Ma mère est d’une pudeur extrême et elle n’a aucune confiance dans le corps médical, souvent à raison. La pause de la sonde urinaire lui avait laissé un souvenir traumatique qu’elle m’a souvent évoqué. Je suis certaine que, même si elle n’était plus en état d’interagir, elle comprenait qu’on violait son intimité sans qu’elle ne puisse se défendre, et cela a dû la terrifier. Peut-être que ce choc a provoqué son absence d’interaction ensuite, peut-être était-elle paralysée, emmurée dans sa terreur, tout en subissant la pénibilité de sa respiration. À ce moment-là, je n’avais pas songé à cette éventualité, j’étais tellement épuisée, j’avais peu dormi tout le temps que j’étais au chevet de ma mère. Mais aujourd’hui, cette hypothèse me hante.
J’ai regardé, des mois plus tard, sur internet, ce qu’était l’hypnovel, comment cela agissait, toutes ces choses qu’aucun médecin ou infirmière ne m’a jamais clairement dites, à savoir, qu’il s’agit d’un sédatif qui peut aussi induire un coma, il ne s’agit pas seulement d’un anxiolytique. J’ai réalisé alors que l’augmentation d’hypnovel était probablement indiquée. Quelle est cette atroce logique des médecins qui consiste à confier des décisions médicales à des accompagnants qui n’y connaissent rien ? Si le médecin m’avait juste dit qu’il fallait augmenter l’hypnovel, au lieu de me laisser le choix comme si cela ne faisait pas de différence, je n’aurais pas discuté et je lui aurais dit de faire ce qui lui semble approprié. Si on me laisse le choix, je n’injecte pas de produit chimique dans le corps de ma maman sans être sûre que c’est pour son bien.

Dans l’après-midi, mon frère est passé. Il a redressé le siège. Lui aussi a vu une larme tomber de ses yeux. Il est revenu le soir avec mon père. Il devait être entre 18 et 19h. Il faisait déjà nuit.
Quelques heures après leur départ, j’ai alerté une infirmière sur un changement dans la respiration de maman. Elle émettait des gargouillis. L’infirmière m’a dit qu’elle allait voir un médecin, mais comme elle ne revenait pas, j’ai à nouveau sonné. C’est alors qu’est venu l’infirmier de nuit, et il a constaté que ma mère était en souffrance : son cou était tendu et gonflé. Il m’a expliqué qu’elle tentait de respirer avec le cou. Il a aussi noté ses sourcils froncés, symptomatiques d’un état de douleur. Il a su voir ce qu’aucune autre infirmière, aucun médecin, aucun membre de sa famille, moi y compris, n’avaient su détecter, à savoir que ma mère était effectivement en souffrance, sans savoir l’exprimer. Je ne peux imaginer dans quelles souffrances horribles ma mère se trouvait alors, et dans lesquelles elle aura été toute la journée.
L’infirmier a augmenté la dose d’hypnovel, et ma mère est partie, sans souffrance, le dimanche 13 novembre 2016, à 22h15.
Je ne saurai assez le remercier d’avoir ainsi abrégé les souffrances de ma mère. J’ai aussitôt appelé mon père. Lui et son fils sont tombés, en pleurs, dans les bras l’un de l’autre.

Aujourd’hui, je me sens terriblement coupable d’avoir fait baisser la dose d’hypnovel au cours de cette dernière journée, car peut-être a-t-elle eu encore plus conscience de sa souffrance, mais sans savoir l’exprimer. Depuis toutes ces années, je porte une lourde croix : celle d’avoir peut-être causé une atroce agonie à ma mère. J’ai perdu mon insouciance, j’ai cessé d’aimer, et je vis, désormais, avec ce monstre au fond de mon cœur.
D’un autre côté, si je n’avais pas fait réduire l’hypnovel, et que j’avais vu ma mère s’éteindre lentement, incapable de se redresser et de lutter pour sa respiration, je m’en serais voulue tout autant, car je me serais toujours demandée si elle n’était pas morte en ayant conscience d’étouffer.
En vérité, je pense que, tout comme moi, les médecins et les infirmières ne savaient pas ce que devait ressentir ma mère et donc, ce qui était le plus indiqué pour elle.

Je conclus de cette expérience que les soins palliatifs ont été, au départ, une bénédiction pour ma mère et pour ses proches. Mais je ne suis pas sûre que le fait de provoquer lentement la mort par augmentation des doses d’hypnovel, soit la solution la moins douloureuse, du moins dans la phase terminale. Il conviendrait de faire des analyses plus sérieuses de l’état de conscience des patients à ce moment-là. Il est peut-être possible de voir la douleur ou la terreur, par des scanners cérébraux ou des électroencéphalogrammes. Et, si cela ne suffit pas, peut-être que les professionnels de santé devraient admettre qu’il y a encore des zones d’ombre et, qu’en attendant de mieux comprendre le vécu des patients qui ne sont plus capables d’interagir, il faudrait débattre du meilleur geste à adopter, y compris de l’opportunité d’endormir le patient jusqu’à un coma profond, et d’attendre ou de hâter sa mort.
Bien que certains médecins et infirmières ont toute ma gratitude pour les soins remarquables qu’ils ont prodigués, d’autres ont été clairement défaillants. Le médecin traitant de ma mère, en premier lieu, qui écarté l’hypothèse du cancer et n’a pas prescrit des analyses urgentes, qui lui auraient sans doute permis d’être soignée à temps, ou, à défaut, d’être mieux prise en charge avant que la douleur devienne insupportable. Je l’ai appelé après le décès de ma mère, pour l’informer, et lui demander pourquoi il avait écarté l’hypothèse du cancer. Il a affirmé que rien ne lui permettait de le suspecter alors. Pourtant, lorsque, quelques semaines plus tard, j’ai récupéré son dossier médical dans son cabinet, il avait pris soin d’enlever tout ce qui concernait l’année de sa mort.
Enfin, il y a tous ces médecins qui ont été sollicités lors des nombreux passages de ma mère à l’hôpital, souvent en urgence, et qui l’ont pourtant abandonnée plusieurs semaines dans sa souffrance, ses étouffements et son insomnie, avec du paracétamol pour seul traitement contre la douleur.
Notre destin à tous, c’est de mourir. La fin de vie devrait être mieux étudiée et encadrée, afin d’épargner à tous, et donc finalement, à soi-même, une mort atroce.