J’aimerais partager avec vous le fruit d’une réflexion qui est venue alors que je méditais sur la vie, autant avec émerveillement qu’avec angoisse.
Je me suis tournée aussi bien vers les sciences que vers différents courants spirituels pour trouver des réponses, mais ces disciplines m’ont donné l’impression de faire le tour des limites de l’esprit humain. C’est la nature elle-même, à travers son histoire, qui offre les pistes les plus intéressantes. Cette histoire est tracée par nos mères, car tout être vivant est issu d’une mère. Chaque mère est une branche de l’arbre de vie, et cet arbre est la bible de la nature.
C’est ce chemin de pensée, depuis les sciences jusqu’à l’observation de l’arbre de vie, que je vais décrire à présent.
Entre hasard et régularité : la fractale de l’existence
Les sciences voient dans la vie le fruit d’une production hasardeuse. Les plus aptes survivent et se reproduisent. Mais si le hasard seul déterminait cette production, nous serions dans un chaos sans cesse changeant. À l’inverse, les religions voient le monde comme le fruit d’une création entièrement décidée et dont le destin serait tracé à l’avance. Or, il ne peut pas y avoir d’existence sans une part de hasard. Si l’existence était le fruit d’un plan déterminé, le modèle idéal serait créé tout de suite, unique et immortel. Il serait immobile, car il n’y aurait pas d’opposition. Il serait vide, car il n’aurait besoin de rien. En fait, il ne serait pas. Le hasard perturbe le cycle parfait et cela produit une multitude de mouvements et de formes.
C’est comme une fractale de Mandelbrot : plus on agrandit le bord de la forme globale, et plus on découvre une multitude de formes symétriques, sur lesquelles on peut zoomer à l’infini pour découvrir les mêmes formes répétées, ou parfois d’autres formes, elles aussi répétitives. La fractale de Mandelbrot est basée sur une formule comprenant des nombres dits “complexes”. Cette formule comporte une fonction cyclique, perturbée par une constante de valeur arbitraire. Cette formule ne calcule pas les formes infinies produites par cette fractale, elle aboutit à ces formes sans que l’on ne sache pourquoi. Un cycle, touché par le hasard, produit quelque chose de similaire à la vie, c’est à dire une multitude de formes, en partie redondantes et en partie différentes.
Les limites de nos capacités sensorielles et conceptuelles
La science reste cloisonnée aux limites de notre perception et de notre capacité conceptuelle. Les symboles et les mots utilisés par la communauté humaine, sont une simplification. La perfection des concepts qu’ils désignent n’existe pas dans la réalité. Un rond parfait n’existe pas, un chat ne ressemble jamais parfaitement à un autre, un et un font deux dans la réalité si les deux unités sont parfaitement égales, ce qui n’est jamais vrai. La réalité n’est pas dans les concepts. La réalité n’est pas dans le verbe. La réalité est impure, chaotique.
Nous pouvons nous souvenir ou fouiller le passé à la manière d’archéologues, ou bien nous projeter dans l’avenir, nous n’en tirons que des idées. La réalité est sensorielle. Même si nos sens sont limités, ils nous offrent une réalité plus fiable que nos concepts, qui eux sont toujours trop simples, trop parfaits.
Nous pouvons observer des redondances et en déduire des règles, elles demeurent valables pour notre niveau d’observation seulement, dans un environnement où tout est sous contrôle.
Quelle serait la réalité perçue par une autre forme d’intelligence ? Quelle est la réalité en dehors de notre cerveau, en dehors de tout système nerveux qui la perçoit ?
Faute de pouvoir trouver une réponse dans les écrits de l’humanité, je me suis appliquée à observer la nature, et surtout, faute de savoir quelle est ma destinée, après la mort, je me suis demandée, d’où je viens ?
La toute-puissance de la mère
Je viens du ventre de ma mère. C’est là que j’ai vécu mes premières sensations. Ma mère est le canal par lequel le monde s’est déversé en moi. Ce que je suis dans la vie est d’abord le fruit de ce terreau. Plus encore, elle apporte la première cellule. L’ovule contient déjà, sous une couche protectrice, les principaux constituants de la cellule. Au niveau génétique, l’apport est égal entre le mâle et la femelle, mais les constituants de la cellule sont presque tous apportés par la mère. Autrement dit, si nous nous comparons à une statuette d’argile, notre forme est donnée par la mère et le père, mais l’argile elle-même est maternelle. Nous l’oublions en grandissant, nous voyons notre mère comme une marionnette parmi d’autres peuplant notre théâtre intérieur. Pourtant, notre mère est toute-puissante. Elle est la source.
La voie de la mère
Notre mère aussi est née d’une mère. Son origine remonte à toutes ses mères avant elle, liées par leur cordon ombilical, le long d’un arbre de vie qui prend racine dans les abysses du temps.
La nature a une forme très profonde d’intelligence, contenue dans l’ensemble des cellules du monde vivant. Elle évolue, lentement, car elle réfléchit à tout ce qu’elle fait, de sorte que son équilibre délicat se maintienne. C’est sa prudence et sa patience, qui fait sa bienveillance. Notre présent est le sommet de ce cristal qui continue de pousser harmonieusement.
Le message de la nature n’est contenu dans aucun livre, puisqu’elle ne parle pas. Le verbe est une invention de l’humanité. La bible de la nature est l’histoire de la vie. C’est une symphonie écrite dans nos gènes, qui se rejoue à chaque fois qu’une femme porte un enfant dans son ventre.
Les vies qui nous ont précédées se sont éteintes en laissant la place à de nouvelles. C’est ainsi que la nature évolue et s’adapte. La mortalité des formes que prend la vie permet à la vie elle-même d’être immortelle.
La ressemblance des embryons humains avec ceux d’autres espèces, suggère que nous avons des ancêtres communs à chacune de ces espèces. Nous pouvons alors observer la voie qu’a suivie la nature, de mère en mère, pour parvenir jusqu’à notre espèce. Car notre espèce a une particularité, par rapport aux autres êtres vivants : son exceptionnelle créativité. Même si l’être humain est loin de posséder la capacité créative de la nature dans son ensemble, chaque être humain est capable de créer bien plus qu’un animal pris individuellement, dans la technique, l’art, la littérature et tous les domaines où l’esprit est capable de prendre des informations ou de la matière, et de la réorganiser selon son imagination.
Alors, en se référant à la similarité des embryons, regardons comment la vie a évolué pour parvenir jusqu’à nous.
Une mère proche
Ce qui m’a émue en premier lieu, c’est le rapprochement mère enfant au fil des espèces, corrélée à la présence de la tendresse et l’attachement. Les poissons pondent des œufs et les laissent généralement à la merci des aléas de l’océan, certains batraciens portent les œufs sur le dos, les oiseaux couvent leurs œufs, et parmi eux apparaissent les premiers signes de tendresse. Les oiseaux se frottent le cou. Les volatiles domestiqués peuvent apprécier les caresses et les étreintes. Chez les mammifères, le bébé se développe dans le ventre de la mère et il est nourri par son sein. Les chats, les chiens, les humains, peuvent développer un profond attachement et une grande tendresse. Certains primates, en particulier l’être humain, vivent en communauté et l’attachement du tout petit s’étend aux autres membres de sa tribu qui prennent soin de lui. L’amour est porté à son plus haut degré dans l’espèce humaine. Il nous amène à repousser nos limites. Il est à l’origine de nos plus belles créations. Il nous donne envie de vivre.
Cela me donne le sentiment que, tandis que des espèces ont évolué vers l’être humain, elles se sont détachées d’un certain déterminisme génétique, donc de leur mère originelle, la nature, par leur créativité individuelle, tout en se rapprochant de la mère de leur espèce. Autrement dit, plus la nature a développé l’indépendance créative de ses enfants, plus elle a développé chez eux un tendre attachement à celle qui donne la vie.
La capacité d’empathie parmi les animaux doit être en relation avec l’attachement, car elle est plus grande parmi les mammifères. Notre espèce est capable de pousser très loin la capacité à se projeter à la place de l’autre, même si certains individus font exception et ignorent toute compassion.
Une mère vulnérable
En même temps, la mère devient de plus en plus vulnérable. Chez les insectes, la femelle pondeuse est souvent plus grosse que le mâle. Parmi les vertébrés autres que les mammifères, cela varie, mais souvent les tailles sont équivalentes. Chez les mammifères, il est courant que le mâle soit plus grand et musculairement plus puissant que la femelle, c’est le cas de notre espèce. Il y a peut-être là un message de compassion, à destination de notre espèce : celle qui nous donne la vie est vulnérable.
Ce qu’est la mère humaine pour l’homme est similaire à ce qu’est la mère originelle, la nature, pour l’humanité : toute-puissante, car elle source de la vie, toute proche, car nous germons dans son ventre, et vulnérable, car elle peut être détruite.
L’enfant aussi est vulnérable. Il reste longtemps petit et fragile, entièrement dépendant des siens. Il est possible d’inverser la perspective et de voir l’élan de la nature comme la quête d’une mère bienveillante pour l’ensemble de ses enfants.
Notre créativité, notre attachement et notre empathie nous rendent capables de faire des choses merveilleuses pour le bien-être de toutes les formes de vie de la Terre : nous pouvons comprendre et secourir les êtres en souffrance, dotés d’un système nerveux comme nous. La nature, elle, agit sur une échelle de temps bien plus longue que celle de nos souffrances individuelles.
La souffrance est utile, elle peut nous prévenir d’un danger, et nous rendre plus fortes. Mais lorsqu’elle est longue, intense et incurable, la souffrance détruit l’envie de vivre. J’ai longtemps pensé que cette souffrance-là était une anomalie de la nature. À présent, je me dis que notre existence, en tant qu’être à la fois créatifs et empathiques, est peut-être le signe que la nature est en quête d’une solution.
Notre exceptionnelle créativité nous permettra peut-être aussi de quitter la Terre mortelle pour essaimer la vie sur d’autres planètes.
L’humanité dévore sa mère
Quelque chose dans nos paradigmes de vie nous a détournés de cette voie bienveillante, car au lieu d’utiliser nos capacités en symbiose avec la nature, nous la parasitons.
Je pense que nous nous sommes égarés en nous détournant de l’observation de la nature pour chercher la vérité dans des discours religieux ou spirituels. Or, ceux-ci sont influencés par les intérêts matériels et narcissiques de ceux qui les ont conçus. C’est ainsi que la loi du plus fort, source de l’oppression des femmes, a été érigé en règle de vie et s’est étendu au Panthéon divin. Elle a fait de la soumission sans états d’âme une vertu. Les êtres humains, les hommes surtout, apprennent à mépriser ou à ignorer leur vulnérabilité. Or, c’est le fait de nous savoir vulnérables qui nous fait prendre conscience de l’importance de la douceur, de l’entraide et de l’empathie.
Aujourd’hui, l’humanité traite sa mère nature comme elle a traité sa mère la femme pendant des millénaires : en la soumettant et en la dévorant.
Voir Dieu comme une mère
Il est possible qu’au cours de sa longue histoire, qui s’étend bien au-delà des premières traces écrites, modelées ou peintes, l’humanité ait connu d’autres systèmes de filiation et d’autres spiritualités, où le lien maternel à l’univers n’était pas coupé.
Cette humanité-là, pendant qu’elle prenait conscience de son inexorable mortalité, devait être émerveillée par l’émergence de la vie du ventre de la femme. Toutes les formes que prend la vie, devaient être les enfants d’une mère immanente. Chaque fruit de la Terre était le lait de la Grande Mère. Les sons de la nature étaient son chant, les fleurs et les plantes, son parfum. Les papillons, les libellules, les oiseaux étaient sa danse. Le peuple devait vénérer la vie autant que celles qui la prodiguent, et vivre serein et confiant, en se sentant comme dans un ventre maternel.
Si c’est bien selon cette foi-là que vivait au moins une partie de nos semblables, pourquoi a-t-elle été abandonnée ? Peut-être que la croissance de la population, a conduit aux conflits et à la généralisation des lois brutales de ceux qui peuvent imposer leur volonté par la force. Il est possible aussi que les peuples patriarcaux aient eu un taux de natalité plus élevé, car les religions patriarcales prônent une forte natalité, sans considération du bien-être de la mère et de l’enfant. C’est une façon de conquérir un territoire plus facile pour les hommes que la guerre, puisqu’il suffit d’exploiter le ventre des femmes.
Un dieu mâle est trôné en lieu et place de la Déesse-Mère et de toutes les autres divinités, un dieu tout-puissant, qui aurait tout créé et tout décidé, et qui distribue le malheur pour punir ou donner des leçons, à l’image de ce qu’est devenu l’homme pour la femme et le roi pour son peuple. Un Dieu qui ne se voit pas, quelque part dans le ciel.
L’ancienne foi en une Déesse-Mère, origine de toute la création, est une hypothèse que soutiennent certains historiens, archéologues, et autres spécialistes, en se basant sur des mythes et des arts très anciens. Mais elle ne fait pas l’unanimité. Il faut dire qu’elle remue en profondeur toute l’idéologie sur laquelle notre société est bâtie. Et surtout, elle remet en cause la gloire du mâle.
Pourtant, il existe, encore aujourd’hui, des peuples qui vivent avec une filiation maternelle, et qui vénèrent une Déesse Mère. Ces peuples sont plus respectueux de la nature et de la femme que ceux qui vivent selon une idéologie patriarcale.
Cette forme de spiritualité est plus en accord avec notre nature, puisque nous sommes bien nés d’une mère. Les religions abrahamiques, patriarcales par nature, nous incitent à voir la chair comme quelque chose de sale, et elle la rend sale, par le mépris de la femme. Tandis que la foi en la Déesse Mère – ou simplement le fait de vénérer la vie et celles qui la prodiguent – nous reconnecte à la Terre, à nos sens, à notre corps, et elle nous incite à vire en symbiose avec la nature. Elle pare les femmes d’un prestige qui compense leur moindre force musculaire, pour entretenir un rapport équitable avec les hommes. Le respect du plus faible qui en découle devient une règle de vie au bénéfice de l’humanité entière et de toutes les autres formes de vie. Le sexe n’est plus un acte de domination et de violence du mâle sur la femelle, mais un retour au canal qui engendre la vie, et un hommage à la femme.
Pendant que je réfléchissais à l’origine de notre espèce et que je pensais à l’émergence de la tendresse et de l’empathie, une lumière s’est faite au bout du tunnel. Je me suis figurée l’intelligence créatrice du monde sous les traits d’une mère. Je me suis sentie enveloppée d’une présence maternelle, douce et lumineuse. Me sont alors venues des images ressemblant à des souvenirs, celle d’un temps où l’humanité aimait Dieu sous les traits d’une mère. Il ne s’agit pas du dieu terrible des religions abrahamiques qui a tout créé, tout décidé, les pires souffrances comme les plus grandes joies, et qui a figé nos destinées. Il s’agit d’une mère prodiguant bienfaits, nourriture et amour inconditionnel, une mère qui ne contrôle pas tout, mais danse entre le mélange d’harmonie et le chaos qui définit l’existence.
Celle qui nous a toutes engendrées ne peut peut-être pas nous secourir à l’échelle d’une seule vie et d’un seul individu, car elle évolue sur une échelle de temps et d’espace bien plus vaste. Mais je crois que notre existence même, en tant qu’être hautement indépendants et créatifs, dotés de tendresse et d’empathie, mais aussi, vulnérables, et nés d’une mère vulnérable, est une solution qu’elle a trouvée pour comprendre et secourir ses enfants.
Il n’existe qu’un seul autre être au monde qui vit dans une réalité similaire à la nôtre. Il s’agit d’un autre être humain. Lorsque nous regardons une autre personne, nous croyons que sa réalité est l’avatar produit par notre esprit, l’enveloppe extérieure visible par nos sens. Mais ces avatars ne sont qu’une partie des multiples créations de notre être, qui est une conscience pure. La personne que nous contemplons a elle-même des avatars devant les yeux, et elle soigne l’avatar qu’elle espère voir dans le regard de l’autre. Mais, en fait, elle est, tout comme nous, le monde entier se reflétant dans une conscience.
Nous vivons une expérience similaire, les unes à côté des autres, et pourtant chacune dans son monde. Car nous ne pouvons être qu’une personne à la fois, nous-mêmes. Nous sommes donc fondamentalement seules, chacune d’entre nous. Mais nous sommes toutes ensemble, à être seules.
Nous sommes comme des bébés, reposant les uns à côté des autres, et la nature nous a doté de tout ce dont nous avons besoin pour nous comprendre et nous entraider.
Je crois que, depuis des milliers d’années, nous vivons et propageons un profond traumatisme, une coupure intime de nos racines, la chute de la Déesse-Mère. Le cordon ombilical de l’humanité à la Terre est coupé, sans que nous soyons prêts à être nés, et nous flottons dans un placenta avarié d’illusions et de mensonges.
Imaginez la réalité entière baignée d’une présence maternelle. Imaginez que tout ce qui s’offre à vos sens est l’émanation de sa présence. Peut-être qu’alors, vous aussi, vous vous souviendrez. Et peut-être que vous verrez la voie qu’elle nous a tracée.