Dans tous les domaines scientifiques, les préjugés peuvent affecter la perception de la réalité.
Lorsque j’étais au lycée, j’avais un professeur de mathématiques particulièrement sexiste. Il nous disait que les femmes étaient plutôt douées pour les lettres, et les hommes pour les mathématiques. Il y croyait si fort, qu’un jour, il a fait une erreur de calcul en comptant mes points sur une copie : il m’avait mis 8 au lieu de 14 / 20. J’ai compté les points devant lui, et il a dû se plier à l’évidence, ce qui l’a mis très en colère.
Les préjugés sexistes influent aussi la manière de percevoir les objets d’étude, lorsque ceux-ci ont rapport au vivant, donc à des êtres sexués. Cela est particulièrement notable dans l’étude du monde animalier, l’Histoire et l’archéologie.
Les observations animalières
L’organisation sociale animale est souvent décrite par projection de nos modes de vie. Finalement, les documentaires animaliers en disent plus sur nos préjugés et nos aspirations narcissiques, que sur les animaux eux-mêmes. A ce biais s’ajoute le besoin de rendre l’image commercialement attractive.
Le mythe du mâle dominant
Dans les groupes d’animaux où une compétition belliqueuse entre mâles existe, on observe qu’il y a, de ce fait, des groupes avec un nombre plus important de femelles que de mâles. Parfois il n’y a qu’un seul mâle, ou bien un seul des mâles peut s’accoupler avec les femelles. Les commentateurs en déduisent qu’il s’agit du “mâle dominant” et de son “harem”. Mais par cette expression “mâle dominant”, on pourrait comprendre qu’il domine aussi les femelles. Peut-être est-ce le cas chez certains de nos proches cousins primates, mais les choses semblent moins évidentes au sujet d’autres espèces telles que, par exemple, les cervidés, les bovins, les loups, les éléphants ou les félins. Le mâle restreint t’il l’espace des femelles, contrôle t’il leurs actions, comme le fait un homme qui dispose d’un harem d’épouses ? Est-il violent envers les femelles comme il l’est avec d’autres mâles ? Par ailleurs, peut-on parler de harem si les femelles s’accouplent parfois avec d’autres mâles, comme on le voit souvent dans ces groupes ?
En observant, par exemple, une meute de lionnes avec un lion, on pourrait aussi changer de perspective et se dire qu’il s’agit d’un groupe de lionnes qui se partagent un mâle, qui est peut-être choyé parce qu’il est unique, mais qui ne les domine pas pour autant.
Les choses peuvent être différentes, cependant, lorsque les animaux sont dans une situation anxiogène, comme le fait de vivre en cage. La promiscuité, le manque de stimulations sensorielles, le manque d’espace pour s’ébattre, induisent des comportements agressifs, chez les animaux comme chez les humains, mâles ou femelles. Dans ce cas, les plus forts ont un avantage, ce qui est le cas des mâles dans certaines espèces.
Le mythe du mâle protecteur
On a coutume de dire que le mâle protège la ou les femelles du troupeau. Mais au contraire, il est bien souvent une menace pour les petits. La femelle doit lutter contre lui ou l’amadouer par le sexe, particulièrement parmi les mammifères pratiquant une compétition entre mâles.
Il y a des exceptions toutefois : lorsque le mâle endosse un rôle nourricier (par exemple, l’albatros). Alors il devient une seconde “mère” et protège les petits et le territoire avec elle.
Le besoin de vendre
Afin d’offrir du sensationnel, on voit surtout des scènes de prédations et de combats entre mâles. Or ces activités ne constituent pas l’essentiel du temps animal. Ceux-ci, mâles ou femelles, passent aussi du temps à explorer, se reposer, se nettoyer, mâcher des plantes, jouer, s’entraider ou se faire des câlins. Des vidéos partagées sur les réseaux sociaux nous offrent une vision bien différente du monde animal :
– Quelques scènes de tendresse animale, partagée par Animals Australia.
– Entre-aides animales, compilation de plusieurs vidéos amateurs.
– Attachement humains – animaux chez des chasseurs cueilleurs (tribu amazonienne des Awas), par Survival International.
Finalement, les documentaires animaliers les plus honnêtes sont ceux qui ne s’accompagnent d’aucun commentaire, d’aucune musique autre que celle de la nature elle-même, et qui offre des scènes fidèles au quotidien animal, afin de laisser à celles et ceux qui ont la joie de découvrir ces enregistrements le bonheur d’observer et d’entendre la nature telle qu’elle nous est offerte.
L’Histoire et l’archéologie
Merlin Stone, dans son œuvre “Quand Dieu était femme”, a analysé de nombreux écrits sur la foi païenne qui a précédée les religions Abrahamiques, particulièrement celle qui se tournait vers une image féminine du divin. Elle écrit :
Dans la plupart des textes archéologiques, la religion de la femme est définie comme “un culte de la fertilité”. Ce terme est révélateur des attitudes adoptées face à la sexualité par les différentes religions contemporaines qui ont influencé les auteurs de ces textes. Pourtant l’archéologie et l’histoire fournissent des preuves de l’existence d’une divinité féminine, créatrice et ordonnatrice de l’univers, prophétesse, maîtresse de la destinée humaine, inventrice, guérisseuse, chasseresse et combattante courageuse, autant de preuves qui indiqueraient que le terme “culte de la fertilité” ne serait qu’une grossière simplification d’une structure théologique complexe.
Riane Eisler, auteure de “Le calice et l’épée” tente, elle aussi, une interprétation du nombre abondant de figurines féminines que l’on retrouve dans les vestiges du Néolithique et de l’Antiquité, particulièrement en Europe et au Moyen Orient. Elle s’interroge pareillement sur le choix du terme “culte de fertilité” employé par les archéologues. Elle note que ce terme est probablement aussi réducteur que le fait de qualifier les crucifix chrétiens de “culte de la mort”, si ceux-ci s’avéraient être découvert dans le futur par une humanité qui a oublié la religion chrétienne.
Les académiciens ont régulièrement fait référence au culte de la déesse, non pas en tant que religion, mais en tant que “culte de la fertilité” et à la déesse en tant que “mère de la terre”. Mais si la fécondité des femmes et de la terre était, et est toujours, une condition requise pour la survie des espèces, cette description est beaucoup trop simpliste. Ce serait comparable, par exemple, à qualifier le christianisme de simple culte de la mort parce que l’image centrale de son art est la crucifixion.
Riane Eisler, “Le calice et l’épée”, 1987
Merlin Stone donne d’autres exemples flagrants d’observations altérées par les préjugés de genre sexuel :
J. Maringer, professeur d’archéologie préhistorique, rejetait l’hypothèse selon laquelle les crânes de rennes constituaient les trophées de chasse des tribus paléolithiques, et pour cause, on en avait trouvé dans la tombe d’une femme. “Le squelette en question étant celui d’une femme, cela semble éliminer la possibilité que ces crânes et ces bois de rennes aient pu être des trophées de chasse”, écrit-il.
[…]
Le professeur Walter Emery, qui avait participé aux fouilles des plus anciennes tombes égyptiennes, décrivit en 1961 une série d’erreurs qui avaient été commises à l’époque. “L’âge et le statut de Meryet-Nit sont incertains, nous dit-il, mais nous avons des raisons de croire qu’elle aurait pu succéder à Zer et être la troisième souveraine de la Première Dynastie”. Il continue en parlant de la fouille de la tombe de Meryet-Nit par Flinders Petrie en 1900: “A cette époque, on croyait que Meryet-Nit était un roi, mais des recherches ultérieures prouvèrent que ce nom était celui d’une femme et, à en juger d’après la richesse de la tombe, d’une reine…”. En 1896, Morgan, alors directeur du département des Antiquités, découvrit à Nagadesh une gigantesque tombe. D’après les objets qu’on y trouva, elle fut identifiée comme la demeure funéraire de Hor-Aha, premier roi de la Première Dynastie. Toutefois, la poursuite des recherches a montré qu’il s’agissait plutôt du sépulcre de Nit-Hotep, mère de Hor-Aha. Et toujours d’après W. Emery: “Sur la masse de Narmer, il y avait un personnage assis dans un palanquin recouvert d’un dais. On le prit d’abord pour un homme, mais en le comparant avec des figures semblables trouvées sur une planchette de bois à Sakkara, il apparut qu’il s’agissait presque sans aucun doute d’une femme”. Pourtant, après avoir rejeté les vieilles hypothèses selon lesquelles les tombes les plus riches et les palanquins royaux ne pouvaient appartenir qu’aux hommes, ce même auteur retombe dans le même type de raisonnement lorsqu’il décrit la tombe du roi Narmer: “Ce monument est presque insignifiant, comparé à la tombe de Nit-Hotep à Nagadesh. Nous pouvons seulement en déduire que ce n’est là que la chambre funéraire méridionale du roi et que son véritable tombeau reste encore à découvrir…”. Bien que certains pharaons se soient fait construire deux tombeaux, on aurait pu s’attendre à un “peut-être” ou à un “probablement” plutôt qu’à une conclusion aussi absolue, qui exclut implicitement la possibilité qu’une tombe de reine, à l’époque de la Première Dynastie, ait pu être plus grande et plus richement décorée que celle d’un roi.
L’actualité archéologique surprend par le nombre d’erreurs de ce type, révélées par les méthodes modernes d’analyse.
Le Palais de Knossos en Crète en est un autre exemple. Les vestiges révèlent de nombreuses fresques qui, dans leur reconstitution, montrent des êtres humains, des animaux, des végétaux. Un grand nombre de ces fresques montrent des femmes, joliment parées et aux seins dénudés. Des figurines de femmes tenant des serpents ont aussi été trouvées.
Le premier ayant rapporté une analyse de ce site est l’archéologue Arthur John Evans. Il conclut qu’il s’agit du palais d’un roi et de son harem. D’après le reportage Arte “Enquêtes archéologiques – Crète, le mythe du labyrinthe” par Peter Eeckhout, des analyses plus récentes ont montré que la gravure de l’homme qu’Evans prétend être celle d’un roi, a été construite à partir de plusieurs pièces trouvées à des endroits différents du site. Les chercheurs ont par ailleurs trouvé, dans une salle au siège surélevé, la gravure d’une femme assise sur un siège identique. Aujourd’hui, la plupart des chercheurs s’accordent pour dire que le palais était initialement un domaine de prêtresses, et qu’une femme siégeait sur le trône, mais que le site a du connaître plusieurs systèmes de gouvernance par la suite, car les constructions les plus récentes semblent révéler des rapports hiérarchiques absents des constructions plus anciennes.
Bien souvent, lorsque des fouilles sont menées sur des tombes dont les restes du squelette ne permettent pas d’identifier le sexe, les archéologues considèrent que les tombes avec des armes sont des tombes d’hommes tandis que les tombes avec des bijoux sont des tombes de femmes. Lorsque ces résultats sont popularisés, on en déduit que depuis l’aube de l’humanité, les hommes portent des armes et les femmes des bijoux. C’est une logique fallacieuse, un des maints exemples de la façon dont les préjugés s’auto-entretiennent.
En fait, lorsqu’on réalise une analyse plus rigoureuse des os, on observe qu’il y a bien des femmes enterrées avec des armes, et des hommes avec des bijoux. Shane Mac Leod, de l’Université Western Australia, a ainsi montré que des femmes étaient enterrées avec des armes dans des tombes vikings en Angleterre. La même observation est faite par des chercheur-se-s des universités d’Uppsala et de Stockholm sur le site de Birka en Suède, en réalisant cette fois des analyses génétiques sur les os. Jeannine Davis-Kimball constate, elle aussi, que des femmes sont enterrées avec des armes, dans des tombes Kurganes dans le site de Porkovka au Kazakhstan.
Un sophisme identique existe dans la détermination du sexe des australopithèques. Les plus petits squelettes sont attribués à des femmes (c’est le cas de la célèbre Lucy). Le bio-anthropologue Robert Martin, dans un reportage d’Arte “Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes ?” de Véronique Kleiner, révèle que c’est une prise de position arbitraire. Des squelettes plus gros ont été attribués à des australopithèques mâles, mais, selon lui, il pourrait aussi s’agir d’une autre espèce. Tout ce qui est certain, dit-il, c’est que l’on a des grands spécimens et des petits spécimens.
Ce partage arbitraire peut conduire à l’idée que le dimorphisme sexuel était important au début de l’humanité, et cette idée sert alors de référence aux examens et théories futures.
Merlin Stone note que de nombreux écrits anciens sont assez vagues pour donner de grandes différences d’interprétation entre les traducteurs et, dans ce cas, l’influence de leurs préjugés est encore plus forte.
C’est une constatation que tout à chacun peut faire, en observant la diversité des traductions qui ont été proposées pour des textes très anciens, tels que des écrits hiéroglyphiques ou cunéiformes.
Quelques fois, dans ces traductions, des informations sont ignorées car elles ne sont pas jugées utiles, mais, de ce fait, une partie de l’état d’esprit de la culture qui a fait naître ces textes, est perdue.
Voici un exemple typique sur “Les maximes du discours juste”, du vizir Ptahhotep, écrit en hiéroglyphes sur papyrus au cours de la Ve dynastie (2494-2345 avant JC) et conservé à la Bibliothèque Nationale de France (BNF).
Voici la 5e maxime, d’après une traduction de Wim van den Dungen, gracieusement partagée sur maat.sofiatopia.org :
(73) Si vous êtes un homme qui dirige,
(74) chargé de diriger les affaires d’un grand nombre
(75) cherchant tous les actes les plus justes
(76) pour que vos actions soient irréprochables.
(77) Grande est Maat, durable ses effets.
(78) Imperturbable depuis le temps d’Osiris.
(79) On punit celui qui transgresse la loi,
(80) bien que le cœur qui vole l’ait regardé de haut.
(81) La bassesse peut saisir la richesse
(82) cependant le crime ne débarque jamais sa marchandise.
(83) Il dit : « j’acquière pour moi-même »
(84) Il ne dit pas « J’acquière pour ma fonction »
(85) A la fin, c’est Maat qui dure
(86) L’homme dit : « C’est le domaine de mon père »
La plupart des traductions sont moins littérales que celle présentée ci-dessus, qui peut paraître confuse. La Déesse Maat est simplement appelée “justice”, “vérité”, ou encore “loi” ou “règle”, dans d’autres traductions, excluant ainsi l’élément spirituel féminin, pourtant bien présent dans les écritures égyptiennes. Voici par exemple une traduction partagée sur egyptos.net (le nom du traducteur ou de la traductrice n’est pas précisé) :
Si tu es un guide, chargé de donner des directives à un grand nombre, cherche, pour toi, chaque occasion d’être efficient, de sorte que ta manière de gouverner soit sans faute. Grande est la règle, durable son efficacité. Elle n’a pas été perturbée depuis le temps d’Osiris. On châtie celui qui transgresse les lois, même si cette transgression est le fait de celui au cœur rapace. L’iniquité est capable de s’emparer de la quantité, mais jamais le mal ne mènera son entreprise à bon port. Celui qui agit mal dit : j’acquiers pour moi-même ; il ne dit pas : j’acquiers au bénéfice de ma fonction. Quand vient la fin, la règle demeure. C’est ce que dit un homme juste : tel est le domaine de mon père spirituel.
Le concept de Maat des maximes de Ptahhotep n’est pas sans rappeler celui du Tao. Dans le Tao Te Ching de Lao Tse, le mot Tao désigne la voie, l’équilibre, la conduite, la source, la mère primordiale…
La Tao Te Ching connaît lui-même une grande diversité de traductions. Certains traducteurs mettent en avant l’essence maternelle du Tao tandis que d’autres l’excluent totalement. Une intéressante comparaison est proposée sur ttc.tasuki.org
Toutefois, pourrions-nous nous dire, les préjugés ne sont ils pas bâtis, finalement, sur une réalité ?
Lorsqu’on regarde autour de nous, même avec un effort d’objectivité, la domination des hommes sur les femmes, et la loi du plus fort en général, n’est-elle pas partout ? N’est-il pas légitime de ce fait d’en déduire qu’il a du en être ainsi depuis la nuit des temps ?
En fait, il existe bien des exceptions au patriarcat. Quelques sociétés ont adopté un système de filiation de type matrilocal et matrilinéaire, c’est à dire que les filles, ou seulement l’une d’entre elles, restent au domicile des parents et héritent de leur propriété, tout en prenant soin d’eux dans leur grand âge. Il s’agit par exemple des Garo ou des Khassi du Meghalaya, des Mosuo de Chine, des Minangkabau d’Indonésie, des Iroquoi d’Amérique… Des récits d’explorateurs font état de plusieurs autres sociétés ayant fonctionné selon ce système, avant que la quasi totalité des peuples ne soit assujettie à des systèmes religieux ou philosophiques d’essence patriarcale, tels que le Judaïsme, le Christianisme, l’Islam, les lois de Manu de l’hindouisme, le Confucianisme…
La manière de vivre d’une société humaine dépend aussi de conditions environnementales et de contacts avec d’autres civilisations. Lorsque ces éléments de l’environnement changent, la manière de vivre change aussi.
Il est probable qu’il y a bien longtemps, lorsque l’humanité était moins nombreuse et donc moins sujette aux conflits, une grande partie de l’humanité au moins, ait respecté la filiation naturelle qui lie l’enfant à sa mère bien plus qu’à son père.
Peut-être aussi que le développement de pôles commerciaux attractifs, de cités, a favorisé une agglomération de populations qui, si elle sont mal protégées, deviennent facilement les proies des plus violentes et des plus pillardes d’entre elles, pour qui un système de filiation qui avantage le plus fort ne paraît pas contre nature.
Quoi qu’il en soit, faire d’une moyenne de ce que l’on observe aujourd’hui une généralité globale, immuable, voire idéale, conduit certainement à l’erreur.
L’Histoire est aussi un outil de pouvoir, car on tend à tirer les leçons du passé pour améliorer l’avenir. Il suffit donc de manipuler la version officielle de l’Histoire pour faire accepter certains idéaux.
Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur.
Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé
George Orwell, “1984”, publié en 1949